Après avoir exploré la fracture politique avec « Le nom des Gens » et la fracture scolaire avec « La lutte des Classes », Michel Leclerc explore la fracture culturelle, celle qui existe, béante, entre le monde branché de « La nouvelle scène » française (très « Radio France ») et celle de la musique populaire (très « NRJ »). Il nous offre une comédie dont il a le secret, plus amère que douce, et son pari est assez réussi même si j’ai tendance à trouver son film un peu long par moment, avec une poignée de scènes qui auraient peut-être gagnées à être raccourcies. Il y a beaucoup de musique dans « les Gouts et les Couleurs », le film étant émaillé de chansons de Daredjane, cette chanteuse fictive très inspirée par Brigitte Fontaine. Ses clips, ses passages TV sont parsemés tout au long du film pour qu’on comprenne bien à quelle genre d’artiste on a à faire, une écorchée vive qui a tenté de surfer un peu sur toutes les vagues et s’est brulée les ailes dans l’alcool, le tabac et la drogue. Sans être désagréable, cette musique omniprésente laisse un peu dubitatif, tant elle parait décalée, réservée à des amateurs de poètes maudits et de sons expérimentaux. Du coup, si on n’est pas sensible à ce type de musique et de textes éthérés, on sature un tout petit peu au bout d’un moment, mais bon, comme on dit, les gouts et les couleurs… Comme à son habitude, Michel Leclerc offre des rôles forts à des comédiens très bien choisis à commencer par le duo Félix Moati-Rebecca Marder. Moati est très bien dans le rôle d’un type un peu beauf, obsédé par l’argent, qui roule des mécaniques dans sa petite ville de province. Ce personnage, très caricatural, n’est pourtant jamais réellement antipathique car il y a, dans ses défauts comme dans ses qualités, quelque chose de sincère qui nous fait dire, à nous spectateurs, qu’au fond ce type n’est pas un sale type, en dépit des apparences. A ses cotés, Rebecca Marder est lumineuse (et elle chante fort bien) dans un rôle peut-être plus linéaire de jeune chanteuse sans concessions, « très 2022 » (MeeToo, LGBT, etc…). Je ne sais pas pourquoi, son rôle me fait beaucoup penser à Camélia Jordana. Le film offre aussi une belle brochette de seconds rôles assez truculents et forts bien écrit, à commencer par le manager de Marcia campé par Philippe Rebot. Une vraie girouette artistique, sans réelle force de caractère et qui s’efforce de faire entrer Marcia dans le star system, sans grand succès. Eye Haïdara et Artus (pour une fois dans un autre rôle que le celui du gros nounours rigolo) mais surtout Judith Chemla boucle cette belle galerie de seconds rôles. Judith Chemla est Daredjane à plusieurs âges de sa vie, elle donne à ce rôle toute l’intensité et l’ambigüité qui convient, en quelques scènes, pas plus,on a compris qu’on a à faire à quelqu’un qui a marqué de son empreinte la chanson française dans un style unique et très particulier. Là où je suis un tout petit peu moins convaincue, c’est par le scénario et l’histoire qu’essaie de raconter Michel Leclerc. En mettant face à face deux monde qui ne se connaissent pas, voire qui se méprise carrément,
il ne se laisse pas d’autre porte de sortie que de voir la « branchée » faire un pas vers le « beauf » et inversement. Lui est charmée par le jeune chanteuse et fait des efforts pour aller dans son monde, se lier avec ses amis (dans une scène qui honnêtement met assez mal à l’aise) mais il n’est pas à sa place et au fond, il le sait et il en souffre. Qu’il veuille faire un pas vers elle et tombe un peu amoureux, fasse des efforts pour s’ouvrir à ce qu’elle aime, à la rigueur on peut le comprendre, même si c’est un peu vain. En revanche, ce qui sonne un peu moins juste et ce en quoi on croit moins, c’est son pas en avant à elle. Elle semble tourner le dos à sa copine et tomber dans les bras d’Antony sans crier gare, en l’espace de quelques scènes, alors qu’elle le méprise quand même vachement ! Du coup, on y croit moyen et à partir de là, on ne sait pas trop où le film va nous emmener. En réalité, il nous emmène vers une fin assez amère pour les deux personnages, dont on ne sait pas trop quoi penser, est-ce qu’il faut s’en réjouir ou pas ?
« Les Gouts et les Couleurs » n’est pas à mes yeux le film le plus aboutit de Michel Leclerc malgré un sujet de départ intéressant (mais pas nouveau, voir « le Gout des Autres » avec Jean-Pierre Bacri et Ariane Ascaride) et de très beaux personnages bien incarnés. La faute peut-être à un scénario un tout petit peu faible qui finit par légèrement tourner à vide dans sa dernière demi-heure.