Que serait cette aventure en 2021, avec le web qui nous met sur d’autres rails , et sans ce huit clos singulier, et parfois explosif que les compartiments de trains suscitaient, provoquant d’étranges rencontres? Le choix de dater ce voyage pour le cinéaste n'est pas innocent. Mais tient au fait qu'il veut nous faire voyager dans un autre espace temps.
Laura, une Finlandaise très à l’aise dans la culture russe passe un séjour chez son amie et compagne de cœur, Irina, à Moscou. Soirée entre intellos, échangeant des bons mots. Laura va partir ensuite seule en train vers Mourmansk. Archéologue passionnée, elle tient à voir ces curieux petraglyphes, issus d’une culture millénaire, et dont je viens de voir qu’ils ont été découvert seulement en 1997.
C’est dans ces années là que le monde va passer d’un modèle à l’autre. L’art de l’écrit, la lecture, et l’attente, la recherche d’informations, vont être supplantés par l’informatique, l’immédiateté. Les réseaux et leurs réponses instantanées ont raréfié cette notion de hasards et d’incertitudes, qui ont été pendant longtemps l’essence même du voyage, ce temps qui se dilate encore dans le temps du parcours. Ils ont modifié cet espace ouvert au incertitudes en simple trajet, le dépouillant de cette intranquillité d’esprit, fait de débrouillardise et de questionnements qui provoquait les rencontres.
En les gommant, on a liquidé l’essence du voyage, qui est celui de la confrontation non seulement avec l’inconnu, mais avec ses propres limites.
C’était, pour ceux qui ont connus l'expérience des trains à compartiments, des expériences de mixité sociale et d’intimité inédits, et parfois recherchés. Ces huit clos étranges, mettant comme dans ce film situé entre deux monde, face à face des gens qui n’avaient rien à voir les uns avec les autres, ont été exploité par bien des cinéastes, que ce soit dans « compartiment tueur », adapté au cinéma par Costa Gravas, « Une femme disparaît » d’Alfred Hitchcock, qui adapta aussi le formidable « Inconnu du Nord express » de Patricia Highsmith . Le thème était porteur de dramaturgie et de quiproquos en tous sens.
L’histoire ici, est sensée se prolonger jusqu'à Mourmansk, ce bout de Russie arctique. La durée du voyage en train, est le temps d'une pièce de théatre, le déroulement des gares, agissant comme autant d'actes dans une pièce de théâtre, installant une temporalité facilement percevable au spectateur.. Dans « la modification » de Michel Butor, le héros du livre, va lui progresser dans ses projets et son vécu, lors d’un trajet de Paris à Rome.
Butor n’a pas lui élaboré cette mutation en faisant intervenir les autres passagers. Mais il a compris lui aussi l’importance de cet espace fermé, où le paysage n’est qu’un long travelling, oriente la conscience du héros. La matérialité du train assaille la conscience. De ce fait, cela occasionne un déplacement qui se fait grâce à cette contiguïté, du voyage matériel au vertige intérieur.
Laura fait cette même expérience de sidération.
« Compartiment numéro 6 » aurait pu lui aussi lui aussi s’appeler « la modification », bien que des aiguillages culturels et temporels s’en écartent. Si la mutation du paysage, agit tout autant sur l’esprit de Laura qui se détache des contingences anciennes, et de la relation artificielle avec son amie Moscovite, l’accélération du processus tient aux rencontres imprévues qu’elle va faire.
L’une d’entre elle avec cet homme avec lequel elle croyait au début de l’histoire n’avoir rien à voir; et l’autre, hors du train, avec cette babouchka, qui lui dit de « suivre son chaton », la part féline et inconsciente qu’elle possède en elle.
Il ne suffit pas de connaître le passe pour comprendre le présent, finalement. ! Il faut d’autres qualités. Savoir saisir peut être le moment parfait, l’occasion au vol, en faisant confiance à son moi intérieur, ce « Kairos « des Grecs.
Il faut lâcher prise. Pas très loin finalement du « petit chat » dont parle la babouchka étrange et aimable.
« Voyage voyage…. » cette chanson planante et poétique, revient comme un leitmotiv et nous enrobe.
Nous sommes dans la grâce, et l’art de l’aquarelle réussie, tenant à la part de non dits, et de ce que nous apportons nous mêmes au film, en supplément d’âme, et en prolongements. . Bienvenue dans ce train du bout du monde. Asseyez vous, laissez vous allez. Vous apprendrez qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Et que les aurores boréales ne sont pas que dans les cieux des terres arctiques.