Excellent film de Pier Paolo Pasolini, que je découvre ici, dans sa dernière oeuvre (mais quelle oeuvre...). Avant même le film, Pier Paolo annonce la couleur : il insère une bibliographie ! Mon coeur est gagné : sont cités Barthes, Klossowski et Blanchot sur Sade. De la transgression intelligente. Bref, deux trois mots sur le synopsis, même si je déteste ça : on est en 44 45, et quatre hauts dirigeants de Salo (la Vichy italienne) signent un pacte entre eux, consistant à sélectionner neuf jeunes garçons et neuf jeunes filles pour se retirer avec eux dans une propriété luxueuse et surtout isolée, afin d'assouvir leurs plaisirs les plus vils et les plus immoraux. Le film se développe ainsi selon quatre grands cercles de l'Enfer (hommage évident à Dante), celui d'abord du Vestibule de l'Enfer, où plusieurs scènes nous montrent la mise en place de l'ignoble projet, de la sélection des jeunes jusqu'à la propriété luxueuse, celui deuxièmement du Cercle des passions, où la transgression sexuelle apparaît à travers des scènes de viol ou d'attouchements forcés, celui troisièmement du Cercle de la merde, où les quatre hauts dirigeants italiens s'en donnent à fond dans le scato, et enfin celui du Cercle du sang, où les tortures juteuses se joignent harmonieusement aux exécutions charnelles. Bref, voilà le tableau général, tableau qu'on pourrait dire méticuleux, réfléchi, et parfaitement scandaleux (juste un petit mot sur les tableaux, d'ailleurs, du film, dont la plupart sont cubistes, genre Guernica, représentant des corps tordus, des corps brisés et pliés : c'est exactement ce qui se passe dans le film, avec tous ces jeunes corps soumis à la volonté absolue des Quatre Grands Maîtres). Le film se déroule dans un hors-légalisme absolu, puisque personne n'est au courant du projet : isolement radical, l'enfer prenant alors les allures d'un huis clos terrifiant. Le film interroge ainsi la politique fasciste, le nazisme etc : jusqu'où peut aller le pouvoir absolu d'un homme sur un homme (étant entendu que la résistance n'est pas possible, étant entendu que dans cette demeure maléfique la Volonté des Quatre Maîtres est absolue, sans obstacles, sans frein, étant donc entendu que la liberté des jeunes gens est réduite à zéro (le degré zéro de la liberté, dit je crois une phrase en hommage à Barthes) et donc à la différence de ce qui peut se passer dans une guerre) ?
Ce film est d'une profondeur incroyable, et il serait difficile d'en tenter l'excavation exhaustive. Je vais essayer d'en donner ce qui m'a apparu comme le plus remarquable, et le plus singulier : principalement, cette opposition constante dans le film entre l'aristocratie régnante, absolutiste, cultivée, riche et toute la population malheureuse des êtres juvéniles, inculte, pauvre soumise, et absolument docile. C'est singulièrement effrayant, de voir à ce point une sorte de reproduction à l'identique de ce qu'ont pu être les rêves des fascistes cultivés, représentés dans le film par des nietzschéens (de faux nietzschéens, bien entendu, ceux qui ont compris comme les nazis que Frédéric-Guillaume parlait d'hommes alors qu'il parlait de forces...). Cette opposition entre gouvernants/gouvernés se manifeste d'abord dans le langage : le langage est tout entier du côté du pouvoir, des Quatre Maîtres ou des Femmes gérant avec eux le projet infernal, c'est-à-dire les femmes qui content leurs histoires sexuelles et scatologiques (ces femmes s'expriment d'une manière parfaite, distinguée, contrôlée, douée de style et d'un vocabulaire riches ; et pourtant leurs histoires sont horribles et basses : un écart invincible, une césure indépassable entre la forme du discours et son contenu). Bref, les jeunes sont interdits de parole, ils sont contraints au mutisme, au silence ; d'un côté il y a l'Ordre, qui est pouvoir et langage, de l'autre côté il y a l'Obéissance, qui est servitude et silence. Je crois que l'apogée de cette opposition, le faîte de ce thème du langage est sans nulle doute les citations de Nietzsche en allemand, ou encore la conjugaison de déféquer à l'imparfait du subjonctif, qui montre tout le décalage entre la culture des Maîtres et l'immoralisme de leurs actions. La haute culture des Maîtres est aussi manifestée par la musique, gérée dans le film par Morricone, quand même, mais présente sous la forme d'une musicienne au piano (surtout au piano et une seule fois à l'accordéon), qui enchaîne les classiques, et plus précisément ceux de Chopin. Par exemple, l'imparfait du subjonctif de déféquer est dit sur fond d'une valse ultra célèbre (je peux le confesser, c'est ma préférée (et de loin la meilleure musique de Chopin), la 34-2 en La mineur). Tout ça est donc immoralement aristocratique (justifié comme tel). Bref.
Le film est en tous points maîtrisé : 18/20
La critique complète et toutes les autres, sur le Tching's cine bien sûr :
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