Un film dur, froid et implacable, à l’image du personnage principal. Un film qui prend d’ailleurs pour titre le nom de ce personnage. Pas le prénom, c’eût été trop sympathique (et ni le personnage, ni le film le sont). Pas le prénom et le nom, c’eût été trop classique (et le film ne l’est pas). Juste le nom, Tár, une syllabe comme une percussion sourde qui, à l’écrit, se transforme en « Rat » si l’on inverse l’ordre des lettres.
Dur et froid sont aussi des qualificatifs qui valent pour l’environnement du personnage : l’architecture brutaliste de son appartement ; le métal chromé de sa voiture de luxe… Autant d’écrins cohérents pour une femme qui s’impose comme un bloc d’assurance et de suffisance. Femme-artiste-despote, sûre de son talent et de sa toute-puissance (voir la superbe affiche du film), cultivant la relation maître-serviteur avec un art impitoyable de la manipulation.
Todd Field, réalisateur à la filmographie courte et clairsemée, muet au cinéma depuis le très bon Little Children (2006), propose un récit et un portrait qui s’inscrivent à la fois dans un type de dramaturgie antique (hubris, déchéance, ironie tragique) et dans une forte contemporanéité (abus de pouvoir, fulgurance des ascensions et des chutes sociales, importance des nouveaux modes de communication…). En choisissant un personnage féminin pour étayer son propos, il va à contre-courant des critiques actuelles d’une masculinité toxique et abusivement dominante, préférant dépasser la question des genres pour focaliser sur des situations et des actes.
Tout le film est basé sur des choix audacieux, concrétisés avec une intelligence et une précision redoutables. Choix de dérouter les spectateurs, de crédibiliser à fond les personnages, de créer un inconfort voire un malaise permanents. Ça commence par des scènes très longues, très intellos, très « jargonnantes », qui permettent, de manière perfectionniste, de poser le personnage principal dans sa réalité quotidienne. Puis s’opère un régulier et minutieux dérèglement de ce quotidien, via une inspiration qui s’éloigne du réalisme pour lorgner vers une inquiétante étrangeté. Un cri dans la forêt et autres sons domestiques perturbants. Changement de ton. Tout bascule. Changement de rythme. La dernière partie du film est plus elliptique, constituée de séquences courtes et tranchantes.
La radicalité du fond et la maîtrise de la forme impressionnent autant que la performance de Cate Blanchett : chaque regard, chaque intonation, chaque geste – le film est aussi, en soi, un documentaire sur son talent.