La Famille Tenenbaum est une comédie dramatique. Ou plutôt un drame aux légers accents comiques. Il s'y passe des choses graves, le ton est constamment mélancolique, mais quelque part c'est un film qui fait se sentir bien. Non pas dans une définition classique du feel-good movie - qui donc met de bonne humeur - mais précisément parce que The Royal Tenenbaum a une identité complexe et retranscrit très bien un état que plusieurs d'entre nous peuvent connaître, une sorte de spleen jamais écrasé sous le morbide ( la scène du suicide est à cet égard très belle ), mais plutôt traversé par le sentiment que malgré l'état d'abattement moral qui peut parfois en toucher certains ( pardon, qui nous touche tous à un moment et à un autre ), il y a la force de continuer à vivre. Là où le film touche à une beauté qui est en même temps vérité, c'est dans sa manière de révéler la passivité de la vie. Quel est le but précis des personnages du film ? La réponse est peu claire parce que contrairement à beaucoup d'autres films qui insistent sur des enjeux ( il faut une quête précise et de l'action ), La Famille Tenenbaum préfère se focaliser sur ses personnages. Ce qui leur donne le courage de continuer, c'est davantage leur propre identité plutôt qu'autre chose
( d'ailleurs, le personnage de Luke Wilson tente de se tuer parce qu'il y a une interférence dans sa vie, Margot Tenenbaum.
Là où les autres suivent un chemin plutôt égocentrique, lui connaît un problème puisqu'il est amoureux d'une fille, qu'il ne s'intéresse pas qu'à lui ). Leur singularité semble être leur moteur, la raison principale qui fait qu'en dépit de la mélancolie prégnante il y a une énergie qui traverse le film.
L'identité est donc au coeur du film. Et elle est sans cesse brouillée. Enfants, les gamins Tenenbaum sont déjà des adultes de par leurs capacités intellectuelles et physiques hors-normes. De la même façon, les repères parents-enfants sont bouleversés, notamment à travers le personnage de Royal Tenenbaum qui est pris en charge par sa progéniture ( Chas lui éteint la lumière et le somme de dormir, attitude normale d'un père envers son fils, et non pas d'un fils envers son père ). Le film de Wes Anderson est un film où les repères sont flous et complexes, et les sentiments contradictoires. A priori, le film semble échapper à toute logique : dans ce monde en apparence décalé, la personne qui vous sauve la vie est celle-là même qui vous a poignardé. D'une manière identique mais en effet-miroir, la personne qui pourrait vous sauver la vie est celle pour qui on se tranche les veines. Malgré la richesse auto-suffisante et l'autonomie de ses personnages, La Famille Tenenbaum est avant tout un film d'ouverture ( et pas seulement de veines ), une oeuvre sur l'amour et son étrangeté qui réside dans son statut paradoxal. Dès lors, plus qu'une oeuvre bipolaire - qui alternerait émotions heureuses et malheureuses - les Tenenbaum est plus un film construit sur une dualité dont les composantes s'imbriquent parfaitement au sein d'une même séquence. On ne voyage pas tellement d'une émotion à l'autre dans le film, ce sont les émotions - aussi diverses soient-elles - qui se mélangent pour donner cet objet unique et insolite qu'est La Famille Tenenbaum et qui créent des situations inédites chez le spectateur qui, un sourire collé au visage, ressent une grande tristesse au plus profond de lui. La mélancolie n'a jamais été aussi joyeuse. Et pour cause, c'est la première fois qu'elle l'est.
Un dernier mot sur Wes Anderson, cinéaste qu'on pourrait sans problème qualifier de kubrickien ( l'association d'idées peut paraître étonnante, mais Anderson est un expert dans l'art de l'antinomie et du paradoxe ). Avec ses cadrages travaillés de manière précise et son sens absolu du détail, voilà ce qui rapproche le réalisateur indie du maître Stanley, même si cette pensée ne saute pas aux yeux durant le film. Il faut ajouter que La Famille Tenenbaum - comme tous les autres films de son auteur - bénéficie d'une BO sublime et d'un casting de premier choix au sein duquel tous les acteurs brillent. Il faut dire que la partition qui leur est fournie est merveilleuse, qu'il s'agisse de premiers ou du moindre second rôle ( tout le monde a ici son importance et personne n'est laissé sur le carreau ). Objet insolite, étrange, précieux, romantique, extatique, le film est d'ûne drôlerie légère en même temps que d'une gravité profonde. Si on ne choisit pas sa famille, on accepterait volontiers de faire partie de celle des Tenenbaum, chez qui le mot famille, justement, se passerait bien de sa troisième lettre ( et c'est précisément leurs failles qui font de ses membres de si jolis et admirables personnages ). Chef d'oeuvre !