Retour en fanfare de Catherine Breillat après le beau « Abus de faiblesse » il y a près de dix ans. Derrière l’apparente simplicité d’un drame bourgeois se noue un récit complexe sur le regard et l’emprise amoureuse, loin des colifichets chabroliens qui le menaçait. C’est que Anne, avocate de la défense des mineurs, va entamer une liaison avec le fils de son mari, un adolescent de 17 ans dans une jolie villa d’île-de-France.
En effet Breillat fait tableau dès qu’il s’agit de filmer le tabou moral et sexuel qu’elle entreprend de renverser avec une joie toute solaire, bien à l’encontre de son sujet et de ses lieux communs. Aucune épate formelle chez elle, mais une somme d’attentions et de petites broderies somptueuses (un mouvement d’appareil d’une bouleversante intelligence, un plan de visage renversé, une caméra qui se rapproche…) qui mettent à mal, et d’emblée, les lois apposées du regard sur l’inceste. En réalité, « L’été dernier » est avant tout un film d’une profonde ambiguïté parce qu’il est lumineux et caressant, plutôt que tragique et jugeant. C’est parce qu’un visage se défait que l’effet se joue, ou qu’un mot trop littéraire sort d’une diction où les fins de phrase retombent, que nos oreilles sortent du carcan du « film à sujet ». La morale, qui n’existe en fait pas chez elle et qui se fait la violation du droit de jouir, en fait les frais : formidable pouvoir qu’a Breillat de rendre plutôt aimable un personnage que l’on ne jugera pas plus haut que la taille des souffrances qui ne sont pas dites, mais subtilement distillées. La monstruosité, c’est ici d’abord la honte de la normalité et la perversion du mensonge qui transforme Anne en adulte démissionaire, irresponsable.
Alors qu’elle lui dit sa peur du vertige amoureux (qui n’est pas de tomber, mais d’avoir peur d’avoir envie de tomber), Anne se lance avec Théo dans un vaste programme d’auto-destruction que l’amour porté par ceux autour ne peut réfréner : une sorte de pathologie-poison où l’envie de vibrer enfin, de vivre libre de ses traumas anciens, donne au taureau la force de s’enfoncer ses propres cornes. Un petit peu comme les récits transgressifs de Bataille ou Oshima, Breillat partage le goût du risque et du seppuku, non par posture mais par intelligence de la position ; l’humanité que recelle cet amour pas bon est aussi une forme de menace qui s’étend à tous, une mauvaise herbe que l’on a peine à couper dans nos jardins intérieurs. Breillat met en scène la pulsion, et par là-même une humanité qui se débine dans la fange de ses propres mensonges honteux. Quand le secret commence à tout dévorer, on devine le personnage ne plus savoir qu’elle ment.
Il y a aussi l’art consommé de savoir filmer le sexe comme une splendeur à la fois engagée et distante, un moment qui se fait définitif dès que le chemin en est pris. On suit alors cette histoire belle et sordide comme une question sans réponse, un échec de la vie dans un court terme dont les conséquences ravageuses seront remises sous le tapis grâce à l’amour inattentif des hommes. L’alliance qui brille discrètement dans la nuit, beau détail littéraire sur lequel se referme le film, renonce à faire tomber le couperet sur son personnage, mais l’invite plutôt à continuer de tomber dans son mensonge, devenu norme et vérité.
Revient alors frontalement le génie de direction d’acteurs (Drucker, Kircher, Rabourdin, sont extraordinaires), l’écoute attentive aux choses de la vie qui irradient l’écran et le transfigure, des lignes de dialogue que peu de cinéastes français savent écrire et diriger avec une telle oreille, et cette nécessité de filmer ce qui se passe sur le visage de quelqu’un qui tombe, plutôt que de se complaire sur le choc à terre. C’est dans cet intervalle que Breillat s’affirme enfin comme une cinéaste de la sagesse, fusse-t-elle filmée dans les voiles de la subversion. Et bien sûr, c’est le visage de Tadzio qui revient en tête lorsque, prise dans les mensonges de la nuit, Anne ferme définitivement la porte et remonte dans le lit conjugal avec l’image d’un spectre qui aura changé sa vie. Comme chez Visconti, la beauté est une hantise qui a le pouvoir de tout détruire.