« Tu es l’une des personnes les plus intelligentes que je connaisse, alors explique-moi pourquoi, avec tout ce qu’il reste à faire, je suis encore obligé de justifier mon existence. On essaie de nous convaincre tous deux, de façon rusée et cruelle, que nous sommes incompétents, incomplets. Et la façon la plus facile de combattre cette idée de ne pas suffire, c’est de trouver des personnes encore plus lésées, soit parce qu’elles sont plus pauvres ou plus noires que nous, ou désirent quelqu’un que l’Église et l’État estiment qu’elles ne devraient pas désirer. Lorsqu’on se répète ce genre de mensonge, qu’on croit et qu’on vit selon ces mensonges, on fait le travail de nos oppresseurs en acceptant de nous opprimer nous-mêmes. »
Si tout le monde connaît Martin Luther King, en Europe on connaît moins Bayard Rustin, son conseiller durant plusieurs années, militant non-violent du mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis, discriminé parce qu’il est noir dans un pays qui pratique encore, dans certains états, la ségrégation, mais aussi parce qu’il est homosexuel, ce qui lui vaut d’être considéré comme une menace pour les associations au sein desquelles il milite. Sa personnalité mais surtout son engagement et la préparation de la marche sur Washington pour l’emploi et la liberté du 28 août 1963 dont le point culminant sera le I Have a Dream de Luther King, sont au coeur du film.
Porté par une interprétation enlevée et un flamboyant Colman Domingo, le biopic se concentre aussi sur la difficulté pour des groupes, affichant un objectif similaire mais des moyens d’action différents, de s’entendre pour faire évoluer la cause, thème encore d’actualité aujourd’hui pour tou·tes les militant·es du monde.
De facture assez classique en apparence, la réalisation est énergique, parfois même percutante, et évite de s’apitoyer sur les moments d’émotion laissant le champ libre à l’interprétation haute en couleur de Colman Rodrigo. C’est jazzy et gospel, comme la musique qui accompagne une narration rythmée et riche en documents d’époque et reconstitutions, sans, toutefois, affecter le discours sur l’égalité, toutes les égalités.
Rustin est un film intelligent, sensible et drôle aussi parfois, visuellement abouti et puissant, qui dépeint une période encore assez méconnue, du moins en Europe, de ce point de vue mais qui a eu des répercutions notables aux Etats-Unis (le film est produit par la société Higher Ground, fondée par Barack et Michelle Obama) et également en Europe à travers la mutation des mouvements de gauche à partir des années ’70 (qu’on se rappelle la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, en France). Un biopic en forme de fresque historique sans pathos, c’est assez rare pour être salué.
Sans révolutionner l’art cinématographique, Rustin est une sorte de film parfait.