La ville pourrait très bien être anonyme, comme celle de Seven. Elle serait d'autant plus facilement assimilable au purgatoire. Un réseau d'artères noircies, détériorées par les fluides, les détritus, la morosité et la rage. Un cauchemar à ciel ouvert. Soi Cheang vous ouvre les portes. Les ténèbres et c'est tout. Bonne chance pour en sortir. En sachant que quand on y arrive, Limbo ne va pas facilement cesser de vous poursuivre. Certains diront stop avant la fin du film, pourquoi leur en tenir rigueur ? Le polar est d'une violence régulièrement insupportable, l'ambiance tout juste suffocante, les personnages peu aimables. Pour ceux qui tiennent jusqu'à la fin, l'exploration de l'abime sera difficile. Désagréable. Mémorable.
Au cinéma, le noir et blanc est un concept un peu mensonger. En réalité, toute une palette de nuances s'expriment au delà de ces deux couleurs, majoritairement dans les gris. Le réalisateur de Soi Cheang ne les gomme pas. C'est juste qu'on ne les remarque pas. Les protagonistes semblent prisonniers, pris en étau entre deux couleurs, et chacune d'elle fait mal. Cheang additionne les procédés de mise en scène et de montage pour maintenir nos nerfs à vif, notamment dans les scènes de poursuite étendues jusqu'à épuisement. Mais ça ne s'arrête pas là, l'environnement tout entier enclave ses policiers sur la piste d'un tueur en série. Accablés par la pluie battante, plongeant leur pieds dans la crasse, comprimés dans de petits espaces dedans comme dehors ; ils se cognent contre les murs, se bousculent sans cesse, se ramassent par terre et souffrent. Quant aux contacts avec leurs semblables, ils sont âpres au mieux. Et le mieux n'a pas souvent sa place dans ce Hong-Kong légèrement déguisé, à la frontière de l'hyperréalisme et du fantastique.
Limbo n'est pas un thriller ésotérique, sa narration file droit. Besoin d'un guide ? Suivez l'image, les paroles ne sont pas essentielles. Pas de ralentissement, pas de détour, on avance. Sauf qu'à chaque pas, on s'enfonce d'avantage dans une zone de plus en plus incertaine. Le psychopathe devient une figure abstraite, le flic à sa poursuite commence à filer la pétoche (Ka Tung Lam, intense), son supérieur semble dépassé...Et au milieu de ces créatures pitoyables, souffreteuses ou monstrueuses, une jeune femme (Yase Liu, déchirante). En immersion forcée parmi les égarés, les déconsidérés et les enragés. Elle n'est pas au bout de ses peines. Ce n'est rien de le dire. S'il y a bien une lumière au bout du tunnel, il faudra d'abord en passer par les plus sombres recoins. Et la rédemption n'aura pas nécessairement la saveur escomptée. Mais au moins, on peut en sortir. Nihiliste, sans aucun doute. Misanthrope, à voir. Marquant, c'est sûr.