À quoi pourrait bien ressembler un film co-réalisé par David Cronenberg et Wes Anderson ? À « Pauvres créatures » ! En effet, ce film semble être à la croisée d’esthétiques de prime abord incompatibles. C’est un film-mélange, rappelant aussi bien « Freaks » que l’avant-garde de Jules Verne, le fantastique de Guillermo Del Toro et les couleurs et l’atmosphère des contes de fées (souvent peu féeriques…). C’est l’un des films les plus déroutants de ces cinq dernières années, dans le sillage d’« Annette » de Leos Carax et, récemment, de « Beau Is Afraid » d’Ari Aster. Une multitude d’adjectifs pourraient s’appliquer à ce film tant il est difficile de le résumer en un mot, en un sésame : l’hybride et le complexe règnent en maîtres.
Le film offre une belle réflexion sur la frontière entre l’homme et le monstre, sur la cruauté, l’éducation, le désir et l’appétit charnels, le langage, la perfectibilité… Tout ce qui anime l’homme en société. Ce film est à l’image de son personnage principal, animé par la dévoration, tant il absorbe tous les registres et les tons possibles. Ces « pauvres créatures », obsédées par le corps (tout rappelle le ventre : l’espace intime de la chambre, les coquillages à forte connotation utérine, la fréquence des rapports sexuels…), s’agitent dans cette fable pastel et semblent écrasées par le décor (baroque et impressionnant), par leurs habits (tenues de soirée, gilets et cols cassés pour les hommes ; tulle, dentelle et longues robes à volants pour les femmes), par la caméra (le grand angle est volontairement étourdissant), par la musique (pointilliste et angoissante)… Ce long métrage dit métaphoriquement l’endormissement des êtres dans la société, d’où peut-être le leitmotiv du chloroforme et le motif visuel du tournoiement, avec un effet de bokeh en grand angle sur de nombreux plans.
La portée du film est universelle, dépasse les frontières spatiales (les personnages vont de Londres à Paris, en passant par Lisbonne et Alexandrie) et temporelles (avec un rétro-futurisme remarquable qui paraît façonné par une IA, le tout plongé dans un climat fin-de-siècle).
Ce film est incroyablement créatif et on ne peut que louer le jeu de ses interprètes (Emma Stone livre une incomparable performance proche de la pantomime, Mark Ruffalo est convaincant en dominant finalement dominé et délaissé, bien qu’un peu moins sincère quand il commence à s’agacer, et Willem Dafoe est fidèle à lui-même, complètement barré), le travail technique sur le son, les décors, les costumes, la photographie et la direction artistique. En somme, il s’agit d’un film dont on se souvient longtemps après la séance et qui mériterait assurément plus d’un Oscar !