« Well, technically, you are your baby. And also, I suppose you are your mother. And also neither. »
Yórgos Lánthimos est un réalisateur atypique. Ayant commencé sa carrière avec des films expérimentaux, presque muets ou aux dialogues volontairement indigents, dans son pays (Kinetta, 2005, Canine, 2009, Alps, 2011) avant de s’exporter avec des œuvres toujours aussi étranges mais plus mesurées (The Lobster, 2015, Mise à Mort du Cerf Sacré, 2017, tous deux interprétés par Colin Farrell), le réalisateur grec proposait le beaucoup plus classique et jouissif La Favorite (2018), qui opposait l’exceptionnelle Olivia Colman à, déjà, Emma Stone. Ce dernier opus, ainsi que Pauvres Créatures, marque également un changement de scénariste et de directeur photo, les collaborateurs des débuts Efthýmis Filíppou et Thimios Bakatakis étant remplacés respectivement par Tony McNamara, connu pour ses créations télévisuelles en Australie, et par Robbie Ryan qui apporte une profondeur de champ beaucoup plus artistique.
Dès les premières minutes, Pauvres Créatures déroule les obsessions du réalisateur, les chorégraphies absurdes, l’immobilisme et les mouvements erratiques, l’incommunicabilité faite de dialogues absurdes, de cris et de silences étouffants, ce qui n’est pas sans rappeler le théâtre de Ionesco. On y entrevoit également sa fascination pour les transformations corporelles et la violence animale de l’être humain. Il y a du Buñuel et du Cronenberg dans son œuvre, avec un petit quelque chose de Terry Gilliam dans ce film. Le style visuel de Lánthimos est par ailleurs vite identifiable : travellings non linéaires, caméra en œil de poisson, plans décadrés. On notera également la musique un rien criarde mais dans le ton, signée Jerskin Fendrix, les costumes extravagants de Holly Waddington, les décors somptueux de James Price et les maquillages et coiffures de Nadia Stacey, Mark Coulier et Josh Weston. Au montage, on retrouve le fidèle Yorgos Mavropsaridis, présent sur tous les films de Lánthimos. Tou·tes sont nommé·es dans leur catégorie respective aux Oscars 2024, à juste raison.
Au niveau de l’interprétation, on soulignera surtout la partition époustouflante d’Emma Stone, femme revenue à la vie avec un cerveau d’enfant, dans ce qui pourrait être une suite au Frankenstein de Mary Shelley, lugubre et gothique, en noir et blanc durant la captivité de Bella auprès de son créateur, pétaradante de couleurs, steampunk et Art Nouveau, quand elle découvre le vaste monde. Pour lui donner la réplique, on retrouve Willem Dafoe dans le rôle du docteur Godwin Baxter (God/Dog) savant torturé et torturant, Ramy Youssef dans celui de Max McCandless, étudiant du précédent et promis à Bella, Mark Ruffalo dans celui de Duncan Wedderburn, avocat véreux et séducteur, avec des poils et un jeu cabotin, et, parmi une foule de rôles secondaires de talent, la splendide Hanna Schygulla et l’incomparable Kathryn Hunter.
L’histoire, elle, adaptée d'un roman d'Alasdair Gray que Lánthimos souhaitait réaliser de longue date, est un long conte philosophique comme il s’en écrivit tant au temps des Lumières, une quête initiatique et (im-)morale quelque part entre le Candide de Voltaire et le Fanny Hill de John Cleland (qui a inspiré Paprika de Tinto Bras, 1991
, dont certains plans semblent reproduits, en mieux, dans les scènes de bordel
), C’est, enfin, une diatribe crue contre l’exploitation des femmes, entre mensonges, manipulation, violences
(jusqu’à l’excision)
, mariage, bébés et prostitution, une ode à leur liberté aussi, à travers l’expérimentation et le savoir, prenant la forme d’une parabole qui n’est pas sans rappeler le mythe de Pygmalion. La mythologie et l’héritage antiques ne sont jamais complètement absents des œuvres du réalisateur grec. On relèvera d’ailleurs la petite phrase de Diogène reprise par Bella quand elle refuse l’invitation de Duncan, sur le bateau : « vous êtes dans mon soleil. »
Si Pauvres Créatures est assurément un objet cinématographique abouti et parfait, si l’humour y côtoie l’intelligence, avec un point de départ puissant et un final jouissif, il lui manque néanmoins, durant la majeure partie de son déroulement, ce minimum d’intensité dramatique et un vrai fil narratif, plutôt qu’une suite de scènes conglomérées, qui auraient pu faire de ce film, excessivement dense, un chef d’oeuvre, ce qu’était précisément le précédent film de Yórgos Lánthimos.