Moyen-bon film de Jean-Luc Godard, son premier long-métrage, construit à partir d'une intuition de Truffaut en pensant à un fait divers de l'époque : au début du film, un voyou, Michel Poiccard (Jean-Paul Belmondo of course), voleur et trafiquant de voitures, tue un flic au cours d'une malheureuse (et bien triste à l'écran, cf. le moment assez risible où le flic se fait tuer...) course-poursuite, et fuit la police à ses trousses pendant toute la suite du film jusqu'à la "sad-end" habituel. Le concept, cependant, n'est pas celui de Hypertension par exemple (Hypertension constituant comme le paradigme du genre de film auquel je réfère, je le cite ici, mais rien, absolument rien à voir) : il ne s'agit pas d'une tension permanente, totale, de la première à la dernière minute, de l'action à ne plus respirer. Car à la suite de cette première séquence rapide, violente, mouvementée, le film se construit, comme toujours avec notre réalisateur instigateur de la Nouvelle Vague, sur l'équation vie = cinéma, et plus particulièrement sur l'équation vie = cinéma si et seulement si vie = relation amoureuse complexe d'un homme avec une femme (faut pas déconner, cela ne va pas être avec un homme). Si bien que A bout de souffle n'est pas vraiment un titre transparent, signifiant unilatéralement un suspense haletant et suffocant ; à bout de souffle, c'est presque une métaphore pour qualifier la relation impossible de Michel avec Patricia Franchini (la très belle Jean Seberg). L'objet du film est donc moins la fuite d'un criminel que l'amour ardemment convoité, l'amour transitoirement obtenu, et l'amour irrémédiablement perdu d'avec Patricia, ou, comme toujours là encore, d'avec la femme en général (on sent toujours en même temps une sorte d'investissement autobiographique de la part de Godard dans ses histoires d'amour, et une visée plus universelle, indéfinie, «essentielle»).
La fuite de Michel n'est donc que le décor général sur lequel se dessine et se joue l'essentiel : sa relation avec Patricia. A bout de souffle, de ce point de vue, annonce les points d'inflexion du cinéma de Godard, ou ses points de réflexion, c'est selon. Premièrement, la place primordiale du discours, qu'il soit monologué ou dialogué (il n'y a presque jamais de troisième voie ou de troisième «discourant» : la règle c'est soit un, soit surtout deux, avec un homme et une femme qui peuvent varier eux-mêmes). Pour tout avouer, les dialogues sont toujours justes, calculés et efficaces. Les répliques font mouche et ne sonnent jamais faux : il y a une sorte de naturalisme onirique dans ces échanges homme-femme chez Godard qui réussissent parfaitement à séduire le spectateur, bien qu'il ne s'y dise à peu près rien (c'est peut-être le vrai point fort que je reconnaitrais aux dialogues de Godard : le dialogue ne sert pas à dialoguer, mais à séduire). Deuxièmement, la liberté de la réalisation, soumise au seul charisme des acteurs principaux et de leur présence virtuose : sans faire jamais beaucoup, il y a quelques "trucs" qui marquent, comme cet aller-retour sensuel (ou kitch, c'est selon, mais en tous les cas répété comme un tic) du pouce de Michel sur ses lèvres supérieure puis inférieure, ou comme les très belles poses avec cigarettes et fumées, souvent accompagnées de lunettes de soleil et de chapeaux en mode mafieux. Les gros-plan notamment sont magnifiques, et on saura noter l'obsession pour le visage, les grimaces, et toute une métaphore délicieusement filée dans le film sur l'expression «faire la tête». Troisièmement, la musique, créant à elle seule toute l'atmosphère d'A bout de souffle en ce Paris bouillonnant, dangereux et fascinant : du jazz, un simple air de jazz créé par Martial Solal, mais répété là encore à l'envie, pour rappeler le spectateur à la tension qui anime l'intrigue.
[...] à l'inverse de la spontanéité masculine, Patricia dissout sa délibération dans un délai qui s'allonge à mesure que se dilate la temporalité de l'action. Entre l'homme et la femme, entre ces deux contraires que rien ne peut unir parfaitement et définitivement, Godard fait jouer tout un ensemble de ponts que l'un bâtit et que l'une détruit, que l'un désire et que l'une retarde et fait achopper. La relation entre l'homme et la femme est toujours tragique, au sens où les deux volontés ne peuvent jamais se rejoindre complètement, au sens où ce qui tient ensemble les deux parties n'est qu'une distance, qu'une impossibilité de relation, ou qu'une relation toujours déjà en échec, en faillite, mordant d'emblée sur le malheur.
Belmondo et Seberg sont excellents, l'atmosphère du film réussie, les dialogues convaincants. Plutôt bon film donc, mais qui ne transporte pourtant pas vraiment. Ou alors idée bien suivie, mais peut-être idée un peu faiblarde, ou peut-être encore trop d'idée et pas assez d'autre chose. En tous les cas, ce n'est pas le plus nul, ni le meilleur Godard ; 13/20.
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