Dans la filmographie de Scorsese, « Gangs of New York » est sûrement l’un de ses projets le plus personnels. En effet, après une gestation de plus de 30 ans, le cinéaste aura finalement réussi à réaliser ce film portant sur un sujet qui le fascine : La naissance du New York moderne, racontée au travers des multiples affrontements entre les communautés d’immigrés qui composaient la population au cours de la deuxième moitié du XIXème siècle, chacune désirant se faire une place au sein de la politique de la ville. Pour illustrer ce thème, Scorsese décide de focaliser son histoire sur deux gangs rivaux de cette période : Les Natifs, descendants des premiers colons anglais et hollandais qui se considèrent comme les vrais américains, et dirigés par le sanglant Bill le Boucher, ainsi que les Dead Rabbits, gang composé d’immigrants irlandais, allemands, polonais qui se battent fièrement pour défendre leur légitimité en tant que citoyens américains. En 1846, le chef des Dead Rabbits, le « Prêtre » Vallon est tué par Bill le Boucher au cours d’un affrontement, et le film va alors raconter la quête de son fils, Amsterdam, qui va chercher à se venger du meurtrier de son père et à reprendre le contrôle sur le quartier des Five Points…
En découvrant le film, on est tout de suite impressionné par la précision avec laquelle Scorsese a réalisé le film. La reconstitution du New York des années 1860 est absolument fabuleuse, les décors de Dante Ferretti, construits à Cinecitta, sont à couper le souffle, de même que la minutie des recherches qui se ressent dans les costumes, les accents, les jeux et les activités quotidiennes des personnages. Scorsese réussit à nous transmettre sa fascination pour cette période clé dans l’histoire de New York et on sent que c’est de cette volonté de partager cet épisode méconnu de l’histoire de la ville qu’est partie son envie de réaliser le film… Au regard de l’ampleur de la reconstitution et de la passion du cinéaste pour cette période, on eut donc été en droit de s’attendre à un grand film de Scorsese, dans la lignée de ses films précédents. Malheureusement, dans sa globalité, « Gangs of New York » ne réussit selon moi pas à satisfaire les attentes du spectateur. En effet, passé le choc de la première demi-heure où l’on est époustouflé par la grandeur des décors et l’ampleur de l’histoire racontée, un sentiment d’ennui commence à nous gagner et ne nous quittera pas avant la dernière heure du film (Rappel : le film dure 2h30 min…). Comment expliquer cet ennui qui nous gagne ? Par la faiblesse de l’intrigue. En effet, si le paquet a été mis sur la reconstitution historique et la narration du contexte de l’époque, l’intrigue semble avoir été complètement négligée par les scénaristes car celle-ci reste toujours au stade minimal et connaît très peu de rebondissements ou d’approfondissements au cours du film. Passé le stade où Amsterdam revient âgé aux Five Points et où l’on comprend que son objectif va être de venger son père, l’intrigue semble délaissée et ainsi, de nombreux points qui nous permettrait de comprendre le personnage d’Amsterdam sont complètement laissés en suspens (Comment compte t’il se venger ? A-t-il un plan précis ? Pourquoi vouloir absolument intégrer la bande de Bill le Boucher ? Quels rôles vont jouer ses amis Johnny et Jenny dans sa vengeance ? …), ce qui fait que le spectateur est perplexe par rapport à l’avancée de l’histoire et a du mal à comprendre réellement les motivations du personnage d’Amsterdam. Si on ajoute à cela que la plupart des personnages du récit (excepté Bill le Boucher, sur lequel je reviendrais) sont sous-écrits (dont le personnage d’Amsterdam, mais aussi celui de Jenny par exemple), on a du mal à s’attacher à ces personnages principaux car ils nous paraissent trop superficiels (dans le sens où aucune place n’est laissée pour explorer leur personnalité, leurs sentiments, toutes ces choses qui font que l’on s’attache à un personnage et qu’on le comprend), on est de plus en plus confus sur la suite de l’histoire et on commence réellement à se demander : quel est le sujet du film ? Ma théorie est que, depuis le départ, Scorsese était fasciné par cette période, par les affrontements entre ces différents gangs et par les questions qui étaient alors posées sur l’immigration. En revanche, je pense qu’il n’était pas certain de l’histoire précise qu’il voulait raconter au sein d’un film et du rapport des personnages à ces questionnements.
En tous cas, je trouve que c’est ce qui se ressent dans le film, une précision accrue sur le contexte mais un manque de force dans le sujet et l’histoire qui nous est racontée. Cependant, il y a quand même des passages intéressants à relever dans l’intrigue :
notamment après la première tentative d’assassinat, le moment où Amsterdam reforme le gang des Dead Rabbits, gagne du terrain en politique sur Bill le Boucher et commence à se préparer pour le combat final. De même, les émeutes sont extrêmement impressionnantes, mais on est encore une fois déçu par le combat final. Là où nous aurions été en droit de nous attendre à un affrontement épique entre Amsterdam et Le Boucher, dans la lignée du final de Gladiator, ce combat s’achève en quelques coups de couteaux dans le brouillard et le spectateur ressort frustré de cette fin, ce qui ne fait que confirmer l’impression que le sujet de la vengeance d’Amsterdam n’intéressait pas vraiment Scorsese et n’était au fond qu’un prétexte pour réaliser un film sur cette période. Dommage…
Il y a tout de même de nombreux points positifs dans le film, notamment la reconstitution minutieuse de New York, dont j’ai déjà parlé précédemment, et j’aimerai tout de même en aborder quelques-uns : l’un des traits de génie du film tient à la présence de Bill le Boucher. Véritable centre de gravité du film, il est à coup sûr le personnage le plus marquant du film. Politicien dangereux et chef de gang brutal, figure paternelle et combattant hors-pair, on est fasciné par les multiples facettes de ce personnage qui en font encore aujourd’hui l’un des antagonistes les plus marquants du cinéma de Scorsese. Les monologues magnifiques et l’interprétation exceptionnelle de Daniel Day-Lewis (plus Actors Studio que jamais) rendent ce personnage absolument inoubliable et nous font regretter que les autres personnages n’aient étés traités avec autant de révérence. Les autres acteurs de la distribution sont aussi très bons, notamment Leonardo DiCaprio (même si parfois on constate un manque de subtilité dans l’interprétation, sûrement due au manque de développement de son personnage) et Cameron Diaz (formidable, malgré le peu de présence de son personnage…), ainsi que Liam Neeson, John C. Reilly ou encore Brendan Gleeson. Notons aussi la superbe musique de U2 : « The Hands that built America ».
Au final, c’est donc un goût amer que nous laisse « Gangs of New York », tant on a l’impression que, si l’intrigue avait été mieux travaillée et assumée jusqu’au bout (en donnant à cette vengeance un aspect mythique à la Sergio Leone, par exemple), on aurait pu avoir avec « Gangs of New York » l’un des plus grands films de notre histoire du cinéma, tant l’on est fasciné, comme Scorsese par cette période de l’histoire de New York et par la reconstitution exceptionnelle qui nous en est fournie. Même si « Gangs of New York » reste tout de même un divertissement de qualité, la déception prime quant on comprend le chef-d’œuvre que le film aurait pu être…