Incapable de reconnaître que la violence de sa propre politique se répandait à toutes les strates de la société, l'Angleterre thatchériste des 80's trouva un parfait bouc-émissaire en visant les "videos nasties", des films d'horreur violents, à petit budget et en plein essor à l'époque grâce à l'avènement des VHS, accusées d'engendrer une hausse du taux de criminalité dans le pays. Le Bureau de la Cens...Classification fut évidemment chargé de juger de ce qu'il était bon ou non de laisser circuler aux yeux du public et, comme son titre l'indique, c'est précisément au sein de la vie turbulente d'une de ces "Censor", Enid (Niamh Algar), que le premier long-métrage de Prano Bailey-Bond va nous emmener.
S'il fallait un plan afin de définir au mieux Enid, ce serait sans doute celui sur sa silhouette de dos progressant le long d'une ligne au milieu d'une allée souterraine du métro. Sa démarche fébrile, juste après avoir pris une inconnue pour une autre, explicite toute la fragilité psychologique d'une jeune femme sur le point de pencher d'un côté ou de l'autre de ce tracé, symbole du fil de son existence sur lequel elle joue depuis trop longtemps à un dangereux numéro d'équilibriste pour échapper à ses propres ténèbres.
Présentée comme une incarnation parfaite du conservatisme UK jusque dans son accoutrement rigide, Enid est une censeure qui prend très à cœur sa mission, pensant réellement être un tampon protecteur entre la société et la violence des dizaines de films qu'elle et ses collègues visionnent, coupent ou interdisent.
Seulement, c'est justement parce qu'elle représente si bien les apparences du pouvoir en place qu'Enid en transpire également les contradictions. Elle-même est en effet habitée par un terrible traumatisme, la disparition d'une sœur dans des circonstances troubles qu'elle ne peut expliquer ou "censurer" de son esprit comme elle le fait si facilement par l'intermédiaire de son métier. D'ailleurs, c'est au moment où ses parents décident de tourner la page en actant le décès de leur autre fille par un simple morceau de papier que l'on peut observer un premier important vascillement chez Enid : en plus de faire grandir sans cesse sa culpabilité par leurs sous-entendus, ceux-ci coupent finalement tout espoir à la jeune femme de connaître une possible catharsis raisonnée au mal qui la hante.
Aussi, lorsque son sens jugé infaillible de la censure se retrouve contesté à cause d'une potentielle erreur, le refuge professionnel qu'Enid s'était construit face à ses fantômes se fissure de toute part et, pire, se met même à se confondre avec sa souffrance après la découverte d'un film où une actrice paraît ressembler étrangement à sa sœur disparue...
Bien sûr, par ce que personnifie cette héroïne du contexte dans lequel elle évolue, le récit de "Censor" ne peut suivre qu'un chemin préétabli où Enid a peu de chances de sortir indemne face au gouffre qui cherche à l'aspirer -c'est sans doute là la principale faiblesse du film- mais il y a l'art et la manière de mettre en scène cette plongée grandissante dans le labyrinthe de sa psychologie tourmentée et, à ce jeu, on peut dire que le long-métrage de Prano Bailey-Bond sait tirer le meilleur de ses choix formels pour en rendre l'immersion intense.
Si, entre le lyrisme du giallo et l'aspect crapec' des productions low-cost, l'influence de tout un pan du cinéma du genre d'époque va logiquement accompagner la descente aux enfers d'un personnage en charge de le visionner, elle sera toujours convoquée de façon à servir les diverses étapes de la dégradation de son esprit, notamment grâce à un travail esthétique qui, après avoir donné une identité visuelle forte au quotidien cloisonné d'Enid, cherchera à faire vivre à l'image chaque influence d'un nouveau point de bascule susceptible de libérer la folie jusqu'alors contenue dans la pénombre. Ainsi, des prémices de l'obsession engendrée par la possible vision de sa sœur à une perte de repères complète dans les faux-semblants du cinéma, Prano Bailey-Bond nous fera ressentir graphiquement et au plus près l'orchestration de la chute d'Enid dans l'irrationalité la plus totale jusqu'à un point de non-retour synonyme d'un aveuglement tout simplement dément (quelle dernière partie !!).
Peut-être un peu paralysé sur le fond par une héroïne et un cadre qui se nourrissent trop l'un et l'autre métaphoriquement pour surprendre sur sa destination, "Censor" n'en demeure pas moins un voyage vers la folie visuellement très maîtrisé, jouant habilement de ses références pour servir les intérêts de sa propre cause et pouvant compter sur la prestation impeccable de Niamh Halgar (une des révélations de la série "Raised by Wolves") afin de rendre pleinement justice à ce rôle complexe. Un premier film plus que prometteur !