Dès les premières secondes, The Whale nous confronte à ce qui n’aura de cesse d’être caractérisé de « dégoûtant » par les personnages : Charlie est surpris en pleine masturbation devant une vidéo pornographique à caractère homosexuel. Le scandale naît moins de la pratique à laquelle il se livre que de la monstruosité apparente du corps qui s’y adonne frénétiquement, monstruosité qui glisse aussitôt de l’homme vers le long métrage qui le représente. Une telle ouverture, nullement gratuite, permet au contraire à Darren Aronofsky de conjurer tout voyeurisme et toute complaisance ; son geste consiste à incarner la souffrance de son protagoniste principal en refusant l’hypocrisie de la suggestion : il n’est pas comme ce livreur de pizzas qui, livraison après livraison, cherche à tisser un semblant de lien social avec un homme qu’il ne voit pas, jusqu’au jour où, confronté à lui, il disparaît. Ainsi, le cinéaste interroge l’image et le sens à lui donner dans un monde aseptisé et puritain, comme il l’a toujours fait : son long métrage n’est pas l’écran noir central parmi des dizaines de vignettes d’étudiants connectés, il allume la webcam.
Le corps de Charlie est parcouru, scruté, dissocié de l’esprit qui, lui, gambade librement et transmet la littérature à des élèves réunis en visioconférence : les mains potelés, les pieds gonflés en comparaison de ceux qui marchaient sur la plage – le temps d’un flashback d’une poignée de secondes, loin des minutes navrantes de The Son (Florian Zeller, 2023) –, le dos qu’il faut laver à l’aide d’une brosse, les cheveux dispersés… Il est un corps cloué au sol que les habits n’habillent pas : trempés de sueur, ils sont déformés, enlevés à terme par leur propriétaire. Il apparaît tel un avatar de Job, figure biblique tirée de l’Ancien Testament, que nous pouvons ici citer : « Alors Job se leva, il déchira son manteau et se rasa la tête, il se jeta à terre et se prosterna. Puis il dit : "Nu je suis sorti du ventre de ma mère, nu j’y retournerai"». L’ultime plan partira d’ailleurs des pieds nus en lévitation pour remonter et dépasser le crâne dégarni. Darren Aronofsky réécrit donc, une fois de plus, le livre de Job, personnage qui, mis à l’épreuve par Satan, accède à terme à la reconnaissance de la grandeur divine et retrouve une unité familiale, comme Charlie. Tous deux commencent par essuyer les critiques de leur entourage : la controverse naît avec l’infirmière à domicile et belle-sœur interdite (non-officielle) ; elle est amplifiée par sa propre fille qui pénètre chez lui pour lui hurler des méchancetés ; elle atteint son paroxysme avec l’épouse qui le raccorde au passé et à sa culpabilité. Ces trois femmes, dans le long métrage, brossent le portrait d’un Dieu vengeur qui punit le mode de vie pécheur d’un homme ayant délaissé sa famille pour reconstruire son existence avec l’un de ses étudiants. Pourtant, une quatrième voix se fait entendre et dissone : celle du jeune missionnaire porteur de la parole du vrai Dieu ; celui-ci est un double d’Élihou. Aronofsky le rattache initialement à une congrégation pour mieux, à terme, l’en affranchir : Thomas n’appartient à aucune institution humaine, n’appartient qu’à Dieu, est son envoyé paradoxal en ce qu’il se dévoile par les altercations avec Ellie et par la drogue. Dieu est puissant, et juste en même temps, prompt à avertir et pardonner ; il s’adresse à Job et à Charlie par l’intermédiaire d’une tempête qui finit par se lever. Preuve à l’appui, la clausule organise la restauration de sa bonne fortune, non comme dans le mythe biblique mais sous la forme d’un don intégral à sa fille, qu’il présente comme sa « merveille », comme sa seule réussite terrestre.
Cet écart vis-à-vis du texte s’avère digne d’intérêt parce qu’il porte le don de soi suprême, de la même façon que Tomas – le même prénom ! – traversait les siècles sous la forme d’un conquistador, d’un scientifique ou d’un sage pour sauver la femme qu’il aime (The Fountain, 2006). Le cinéma de Darren Aronofsky consacre chacun de ses films à un membre spécifique de la famille, dont il questionne le rôle et les valeurs : Nina est « fille » (Black Swan, 2010), Noé est « père » (Noah, 2014), le personnage de Jennifer Lawrence dépourvu de nom est « mère » (Mother !, 2017), Harry est « fils » (Requiem for a Dream, 2000), Tomas est « époux ». Toutes ces figures sont éprouvées, et leur mise en l’épreuve découle de leur place dans la famille. The Whale est, sur ce point, plus complexe parce qu’il présente Charlie comme un amant et comme un père, deux rôles pour lesquels il se juge mauvais et demande pardon ; on le raccorde également à sa position de fils de Dieu.
The Whale est donc une œuvre-somme sur le masculin, qu’il transcende par un corps dévirilisé, réduit à une vaste et insondable substance molle, jusqu’au sublime quand il se redresse et s’envole. Ce travail sur le genre est étroitement lié à la réécriture du roman Moby-Dick à laquelle s’adonnent et le présent long métrage et la pièce de théâtre de même nom qu’il adapte. La retraduction récente du roman de Herman Melville en français par Philippe Jaworski rétablit les ambiguïtés de caractérisation genrée de la baleine : comment rendre compte du louvoiement pronominal entre « he », « she » et « it », qui sont autant de façons de désigner l’animal ? L’écrivain offrait ainsi à son récit épique une profondeur étonnante, redistribuant les cartes de la virilité entre une baleine non pas sans genre mais, au contraire, les alliant tous et un héros homosexuel. Le personnage de Charlie va plus loin encore, en fusionnant ces deux êtres en un seul corps démesuré : il est à la fois Ishmael – comme lui, il est professeur et attiré par la gent masculine – et la « baleine » désignée par le titre du long métrage, qui correspond surtout au sous-titre de l’œuvre melvillienne (Moby-Dick or The Whale), par ses deux cent soixante-douze kilos. Sans oublier que le professeur enseigne la littérature et disserte explicitement sur Moby-Dick. Sans oublier que l’une des désignations du cétacé dans le livre est « sperm whale » (« cachalot » en français), en raison de sa couleur blanche ; or, le film s’ouvre sur l’éjaculation de Charlie. Le corps de ce dernier subit alors non pas une animalisation mais un processus d’atrophie genré par hypertrophie physique : il se raccorde à l’indistinction androgyne postulée par Platon et appliquée par Melville dans la mesure où il est « incapable de trouver son « pénis », suivant les aboiements lancés par Ellie.
Nul hasard, par conséquent, si The Whale est sans cesse ramené vers l’Origine : les vagues de la mémoire brassent le souvenir d’un paradis familial perdu, l’écrit d’enfance de l’adolescente remplace la dissertation, l’écriture honnête vient stopper la rédaction de devoirs académiques artificiels. Le cinéaste procède à une relecture de l’Ancien Testament, qu’il réactualise pour en montrer l’actualité, l’université et la beauté seule à même de transcender l’homme. Il croit en l’idée que le Mal ouvre sur le Bien, que la souffrance est nécessaire pour accéder au bonheur, et que le seul espace accessible à l’être humain est sa famille. Le cygne blanc n’accède à l’immortalité qu’en se corrompant, qu’en acceptant la noirceur du monde. En adoptant la forme du huis clos contre celle du récit initiatique épique, Samuel D. Hunter (dramaturge) et Darren Aronofsky offrent à Moby-Dick son adaptation la plus ingénieuse : ils déplacent simplement l’angle par lequel lire le roman, optent pour le drame intimiste qu’ils perçoivent en cellule dans laquelle se déchaînent les forces terrestres et célestes.
Concluons en citant les propos de Marie Blaise, enseignant-chercheur à l’université de Montpellier : « […] les figures bibliques, dans Moby Dick, ne sont pas des survivances d’un passé désormais perdu, et qu’il faut oublier, mais servent à établir un nouveau rapport à l’autorité et que, si elles le font, ce n’est pas dans la compensation d’une perte, fût-elle celle de la garantie suprême, mais dans la reconnaissance que cette perte a toujours déjà été là, à la base du contrat littéraire dont la Bible est, elle-même, historiquement, un élément capital » (article intitulé « Moby Dick ou la baleine de Job »). Un chef-d’œuvre incarné par un Brendan Fraser au sommet, une date nécessaire dans l’Histoire du cinéma.