Il y a dans ce meveilleux film, comme le déroulement d'un conte écrit par Charles Dickens. Dans « un chant de Noël », le vieux Scrooge, cet homme riche et avare, après avoir croisé le fantôme de son ancien associé mort depuis des années, et qui traîne des chaînes en se lamentant, prend conscience du vide de son existence, et décide de changer de tout au tout, voulant laisser une image positive aux autres.
Mais "Vivre" tire son inspiration d"un autre chef d'oeuvre, non littéraire, mais cinématographique. Kurusowa, le grand cinéaste Japonais a réalisé en effet "Vivre" en 1953. Ce n'est pas pour rien que cette adaptation Anglaise place l'action dans le Londres de cette même année. Il semble que Kazuo Ishiguro, le prix Nobel de littérature, était prédestiné à adapter le scénario de ce remake ! :
"J’avais très envie de voir une version britannique de ce grand classique, dt-il. Je crois que je l’ai découvert à la télévision, en Angleterre, quand j’étais enfant, et il m’a fait très forte impression. En partie en raison de mes origines japonaises par le message de ce film."
Cet auteur Anglo-japonais avait déjà écrit « les vestiges du jour », que James Ivory adapta au cinéma, dans un chef d’œuvre mémorable. Un film plein de délicatesse et de nostalgie, et qui excelle comme celui ci, déjà dans le souci de reconstitution historique. Autres ressemblances entre les deux films, les thèmes de l’éthique, du conformisme liée à une charge professionnelle dans cette société anglaise, où le « quant à soi », la place de chacun, et la retenue s’imposent entre les individus
Les acteurs sont admirables, et les dialogues sont exquis, très contenus, tout en sous entendus et en non dits, dans cette dynamique très particulière qu’ont les Anglais de communiquer entre eux, et qu’on lie souvent à tort à l’hypocrisie, mais laissant à chacun le choix de l’interprétation.
C’est toute l’œuvre d’Ishiguro, dont la sensibilité dans le traitement des affects est toujours présente, qui pourrait être condensé dans ce film. Le cinéaste sud-Africain Oliver Hermanus est à l’unisson. Dès les premières images, ces travellings, et ces plans nous livrant sous différents angles le Londres de 1953, on reste scotché, tant la perfection de la narration des images est présente. Une qualité propre au cinéma Anglais, si étonnant quand il s’attaque aux reconstitutions historiques.
La jeune génération, qui n’a pas connu les administrations croulant sous des monticules de dossiers et de bureaux annexes, sera surprise de voir cette plongée dans ce monde de paperasserie et de rapports kafkaïens, de façon quasi ethnographique.
Le Londres de 1953, dont les cicatrices de la guerre sont toujours présentes, semble être resté immuable à celui du début du siècle. Un monde encore marqué par l’époque victorienne, prude et stratifiée dans ses rapports de classes, où la rectitude est de mise, et où chacun doit rester à sa place.
Williams, la soixantaine bien sonnée , chef de bureau craint et respecté, élégant comme un lord, n’est pourtant qu’un rouage impuissant dans le système administratif de la ville encore pafois sous les gravats, et qui doit se reconstruire.
Il mène une vie morne et sans intérêt, en compagnie de son fils et de sa bru, dans une maison de la banlieue Londonienne. Chaque jour, depuis des décennies, il se rend à la gare pour se rendre au travail, comme tant d'autres..
Tous ces cols blancs à chapeau rond, montant les escaliers des quais ressemblent à ces personnages étranges et désincarnés d’un tableau de Magritte. C’est à ces subalternes de Williams, assis ensemble dans un compartiment, que la première scène du film s’intéresse. Ils parlent de leur chef de bureau, avant même qu’on ne voit celui ci sur le quai, droit et hiératique, comme une sorte de dieu omnipotent, faisant son entrée en scène..
Pieter, le jeune homme, entamant son premier jour de travail, fait office de novice rentrant dans une église, et permet au spectateur de s’identifier à lui, dans ce monde Orwellien qu’il découvre, avec ses règles absconses, et sa hiérarchie, ressemblant à une liturgie.
Il y a sans doute des satisfactions liées au pouvoir que chacun possède à son niveau sur ces collègues, et sur les préposés venant demander humblement qu’on instruise leur dossier, dans le domaine des « travaux publics ».
Le pouvoir de Williams est omnipotent sur l’ouverture ou l’enterrement des affaires en instruction.
Ainsi , ce projet d’aire de jeux pour les enfants, dans un quartier déshérité de la ville, et dont une poignée de militantes à l’origine de l’affaire, n’ont jamais de réponse. Renvoyées de bureau en bureau, d’un étage à un autre, elles s’épuisent en tentatives vaines.
Mais tout change pour Williams, lorsque son médecin lui diagnostique une maladie grave, ne lui donnant que six mois à vivre. Neuf mois, peut être…...
La crise crée un catharsis ! Le bilan qu'il fait de sa vie ne semble par très positif. Comment rattraper tout cela? On ne le voit plus au bureau. Ses sulbalternes s’interrogent quant à cette disparition momentanée. Il sait qu’il ne lui reste que quelques mois pour se réconcilier avec lui même, et se mettre en rapport avec cette exigence nouvelle, sans concession, qu’il a jeté sur la vie, sur son travail.
Il reprend la vie de bureau. Sa place n'est pas ailleurs. Il y a là ce dossier qui traîne, remis sans cesse aux calanques Grecques. ….
L’aire de jeux va prendre alors une dimension prométhéenne. La cause n'est pas anodine. Ce n’est pas le projet d’un pont, encore moins de la statue d’un homme célèbre. Si ce projet hier lui semblait ridicule, l’attention qu’il prend maintenant aux autres en fait un combat primordial !
Ce sera le moyen de se remettre dans l’empreinte de l’enfant qu’il fut, à la recherche maintenant de son « Rosebud ». Ce « Bouton de rose », est le mystère qui parcourt le chef d’œuvre « Citizen Kane », d’Orson Wells. Rosebud, le nom du traîneau perdu, et qui explique toutes les névroses d’un milliardaire mourant, passé à coté de sa vie...
Encore quelques années, et ces images de gentlemen si austères, en chapeau melon et costume cravate se rendant chaque matin à leur bureau, seront balayées par l’émergence de la génération du baby boom. Et les images d’un Londres coloré, jeune et inventif, prendront le pas de cet univers guindé, avec ces fonctionnaires, semblant marcher sans but, les uns derrière les autres. Et les chansons des Beatles, ironiques et déjantées, mais si ampathiques, surferont elles aussi délicatement sur cette morosité ambiante, tout en les parsèmant de fleurs et de couleurs.
« All the lonely people
Where do they all come from?
All the lonely people
Where do they all belong? »
Les prémices du changement d’époque sont là, comme dans ce personnage de cette jeune employée de bureau enjouée et souriante, et qui rêve d’une autre vie, d’un autre travail. Elle irradiera des moments de bonheur inespérés aux vieil homme, et sera sa confidente, une lumière inespérée.
Cette Margaret semble sortir elle aussi d’une chanson du « fab four » quand elle confie à Williams, dans un café, les surnoms que chacun de ses collègues lui inspiraient. Et le vieil homme ne se fâche pas, mais rit de bon cœur, quand il apprend qu’il était affublé du patronyme de « Zombie »…
Après tout, ce nom ne le concerne plus. Il n’est jamais trop tard pour se transcender dans des travaux d’Hercule, et devenir un exemple, plus tard, pour les autres. Le Zombie s’est réveillé, et n’a pas été si vivant depuis bien longtemps!
Il rit, se régale de la vie qu’il lui reste enfin à vivre. A cette heure crépusculaire, il redevient l’enfant qu’il fut! Margaret aurait pu tout autant l’appeler « Nowhere man », l’homme de nulle part...Une chanson qui sera écrite par John Lennon dix ans plus tard.
« He's a real nowhere man
C'est un vrai homme de nulle part,
Sitting in his nowhere land
Assis dans son pays de nulle part »
C’est un film profondément réjouissant, jouant sur une palette de sentiments précieux, dans le cadre d’un monde finissant, comme cet étrange et sympathique monsieur Williams, mais qui va se régénérer. Il nous interroge sur le sens des valeurs et de la vie, de l’engagement de chacun, de l’importance de ne pas se fourvoyer, et de mener toujours le combat.