Que Valeria Bruni-Tedeschi ait abandonné l’entre-soi qui effleurait constamment son cinéma pour un portrait de groupe et de jeunesse, est l’une des très bonnes nouvelles de ce film incarné et bouleversant.
En relatant la formation de jeunes comédiens au Théâtre des Amandiers de Nanterre à la fin des années 80, Bruni-Tedeschi ne cherche pas tant à parler d’elle, de son parcours, qu’à évoquer l’amour du jeu et du groupe, mais aussi montrer la tragédie d’une jeunesse trop près du soleil.
D’emblée, la cinéaste nous plonge dans le bain - chimique, émotionnel - en filmant les auditions d’entrée qui noueront le destin de celles et ceux qui intégreront l’épicentre du théâtre européen sous la direction de Patrice Chéreau et Pierre Romans. L’intensité a quelque chose de la vampirisation - des autres et de soi-même - et le jeu et la réalité ne font qu’un. « Les Amandiers » est un film sur le plaisir fou et pulsionnel des mots, des corps et de l’incarnation - jusqu’au point de non-retour. Filmé avec un paroxysme permanent, jouant sur les frontières de la folie psychique et de l’hystérie, le film dissèque les egos en jeux et la foudre d’une époque qui s’abat sur ces jeunes sacrifiés. Vivre chaque seconde comme la dernière, être aimés, dévorés, jouer avec l’essence et le feu… et surtout, montrer avec une distance paradoxale l’élan absolu de cette époque électrique et tragique.
La croyance en l’émotion permet au film de creuser la multitude d’affects que chacune et chacun porte, des plus profondes aux plus subtiles, et de les jeter comme un coup de pinceau colérique sur l’écran ; admirable direction d’une troupe d’acteurs abrasifs (Nadia Tereszkiewicz et Sofiane Bennacer, révélations géniales), image près des peaux, des textures, des éclats d’ombre et de lumière, goût musical. Cinéma qui capte avec vie les tumultes effroyables du théâtre, en une succession de foudroyants éclairs ; et qui se fiche bien des pièges putassiers de la reconstitution et de l’autobiographie.
Mais ce que le film montre surtout, parfois avec une fascination qui le tient un peu trop proche de la célébration, c’est l’enfer, l’angoisse, la mort à l’œuvre. Sans en faire des facteurs sociologiques, « Les Amandiers » aborde avec une insolence tragi-comique les éléments d’une réalité noire en son temps : l’absence de limites morales entre Romans et Chéreau et leurs élèves, la drogue, le sida, le suicide, le chantage affectif… c’est l’essence du jeu puisé dans sa tragédie et son déséquilibre psychique que Bruni-Tedeschi montre, prise entre la révérence et le regret du mythe de l’artiste maudit. Tout le monde cherche son inachevé et sa mort dans le grand ballet mécanique.
Mais ce que le film donne à voir convoque une gamme d’émotions devenue rare au cinéma, le film se tenant avec art au bord du gouffre, balancé entre la pulsion de vie et l’infinie tristesse des réveils endeuillés. Œuvre sur le trop-plein d’émotions, sur la fouille archéologique de soi-même, sur le débordement et le dépouillement, « Les Amandiers » puise dans l’estomac et met ses tripes sur la table. On en ressort retournés, épuisés, secoués, vraiment sidérés par la puissance de jeux de chaque actrice, de chaque acteur, dès la première minute. Et l’on se dit que l’on tient là un film qui tremble, romantique en diable.