Les premiers plans du film, véritables estampes japonaises, nous montrent une village sous la pluie. Deux visages enfantins épient la discussion entre deux adultes : le père de Chiyo vient de la vendre ainsi que sa soeur pour devenir servantes dans une maison de geisha.
Séparée de sa soeur dès son arrivée à Tokyo, Chiyo va faire le dur apprentissage de ce monde de femmes. D'abord promise au rôle de geisha, elle est rabaissée au rang d'esclave à la suite des manigances de la cruelle Hatsumomo. Seul rayon de soleil, la rencontre avec un homme d'affaires qui, ému par ses larmes, lui offre une glace et lui donne son mouchoir.
Repérée par Mameha, la rivale d'Hatsumomo, elle est formée à l'art complexe de la geisha, définie comme une oeuvre d'art vivante, maîtrisant la danse, la musique et la conversation. Propulsée par celle qui se fait appeler sa grande soeur, elle gravit rapidement tous les échelons de ce monde si codifié, enjeu de la lutte entre les différentes femmes qui l'ont formée, et du désir de nombreux hommes, mais malheureusement pas de celui qui lui avait offert ce mouchoir.
La critique s'est déchaînée contre la vision hollywoodienne du Japon que présente ce film. Certes, le scénario est tiré d'un livre américain. Certes, les principales actrices sont chinoises et parlent en anglais -parfois un peu phonétiquement. Certes, la vision du Japon est dans la tradition américaine, à mi-chemin entre condescendance et fascination, dans la lignée de "Shogun" ou de "Kill Bill"... Certes, on est plus prêt de "Madame Butterfly" que d'Ozu ou de Mizoguchi. Mais cela a-t-il empêché l'opéra de Puccini d'être un chef-d'oeuvre ?
Alors là, s'il ne s'agit pas de chef-d'oeuvre, nous sommes quand même en présence d'un bel exemple de maîtrise cinématographique. De son expérience de chorégraphe, Rob Marshall a su tirer un indiscutable savoir-faire pour tout ce qui nous est donné à voir : décors, costumes, accessoires ; et la geisha est aussi une danseuse, que ce soit dans la chorégraphie des éventails, ou même dans le moindre de ses gestes, et le réalisateur de "Chicago" excelle dans ces scènes-là.
Film de 2 h 20, "Mémoires d'une geisha" évite l'ennui, grâce à une mise en scène efficace, et une intrigue qui nous fait progressivement découvrir les jeux complexes de pouvoir et d'argent qui se jouent au-delà de règles séculaires. La guerre et la défaite japonaise marquent une rupture bienvenue dans le récit, et, soi-dit en passant, esquissent assez subtilement les effets de la présence américaine qui détourne en l'avilissant l'art de la geisha. Pour la première fois, un film hollywoodien destiné au grand public américain (en lice pour six oscars, mais essentiellement "techniques") repose sur une distribution entièrement asiatique. On a reproché à Gong Li de surjouer, mais n'est-ce pas justement dans la nature de son personnage, avide de paraître ?
Une nouvelle fois (après "2046" et "Le secret des poignards volants", notamment), Zhang Ziyi montre l'étendue de son talent, en étant capable de passer d'un personnage enfantin à celui d'une femme en lutte pour maîtriser son destin, et jouant de l'ambiguité de ses relations avec Michelle Yeoh. Divertissement agréable, ce film n'est donc pas un témoignage précis sur l'histoire récente du Japon. Mais rien ne nous empêche alors de voir ou de revoir "Les musiciens de Gion", de Mizoguchi, ou "Zaitochi" de Takeshi Kitano.
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