Cannes a encore frappé. Dans la mélasse, un caillou gras fait toujours mauvais effet.
On a beaucoup entendu dire de mal du second film d’Ali Abbasi, internationalement intitulé « Holy Spider » avant d’être renommé sans mauvais goût par les distributeurs français : « Les nuits de Mashhad ».
Etonnamment, le film a posé problème à beaucoup d’accrédités au fond de leur velours rouge et de leurs souliers vernis. En effet, un film sur quatre se défend des perceptions bien-pensantes du spectateur européen et affirme mordicus une pensée politique qui, il est vrai, peut se nicher sous un geste esthétique qu’il faut regarder par deux fois.
Voilà ici l’exemple-type d’un film qui vaut beaucoup plus que ce à quoi il a été réduit ; à savoir, a-t-on pu lire, une oeuvre complaisante voire fascinée par la pourriture qu’il dénonce, enfoncant des portes ouvertes. Pourtant, j’aimerais bien demander qui avait vraiment vu auparavant dans la catégorie fait divers sordide et film de dénonciation, un regard aussi tendu et au cordeau sur la corruption idéologique, sociale, philosophique et fondamentalement intrinsèque de l’Iran. Il est vrai qu’Abbasi revêt son film, dès le début, d’un montage sonore et de gros plans possiblement tapageurs. Il est vrai aussi que le film ne recule pas vraiment devant ces effets; mais qui donc a bien regardé au-delà, c’est-à-dire où mènent ces gestes de mise en scène ?
En réalité, ils sont l’alphabet social, le règne audio-visuel et le détournement de la pensée que le récit met justement en scène.
Abbasi sait ce que le cinéma permet de manipulation et de force, et il met ces outils au service d’une réflexion qui mérite une véritable relecture.
On a pu lire des choses aberrantes sur le film, comme si tout le monde était justement tombé dans le piège du modèle du film criminel américain ; des lignes répétées jusqu’à plus soif ont été écrites sur le ridicule du tueur en série, d’une maladresse grotesque. Ha ! Mais voilà exactement de quoi parle le film. Non pas de la banalité du mal, mais bel et bien du mécanisme vertigineux d’un type comme un autre, c’est-à-dire aucunement génie du mal mais grain de sable dans un coeur social et religieux tentaculaire. Un type comme un autre, c’est-à-dire, justement, qu’un autre aurait pu le faire, ou bien tous les autres. Qu’est-ce là qui a donc pu faire rire les spectateurs ? Le film d’Abbasi parle magistralement de cette échelle de la société, de ce point de vue globalisant, et étrangement et aussi nihiliste soit-il, sans être détestable. La maladresse humaine, voire un brin idiote de ce père de famille enraye la machine à mythologies du cinéma criminel. Abbasi touche de près et courageusement le fond du problème, par la répétition des meurtres, leur séquençage violent et absurde, leur absence de maîtrise et d’anticipation, et montre avec une véritable acuité les sentiments tapis qui animent ces personnages-types. Honte, colère, désarroi, frustration de ne pas pouvoir servir Dieu pour une raison sainte, tout dans le film met à mal les mécanismes d’une dérive religieuse et sociologique inscrite dans l’Iran de Mashhad au début des années 2000. Sans surprise, la validité du discours fait tout autant réfléchir aujourd’hui où la question de la violence faite au femmes ressurgit partout sur le globe.
En suivant le parcours désolé et désolant d‘un obscurantiste banal, Abbasi tend un puissant miroir aux sociétés religieuses de tout ordre ; si l’homme n’obéit pas à ses émotions réelles, à son empathie, et qu’il s’en remet abstraitement à l’Idée, alors nous devons tous reposer la question des fonctions religieuses dans le système social. Plus encore que ce schéma somme toute banal, le dernier tiers rabat les cartes en mettant en scène l’engouement de l’opinion public et la défense aberrante d’une purification par la violence. Le système politique et ses institutions, prises au piège, ne peuvent y répondre que par la corruption et l’impuissance.
Fort de ce constat, Abbasi montre que la mise à mort de l’assassin, outre l’inchangé, renvoie purement et simplement les institutions juridiques au même statut que celui qu’elles éliminent ; un meurtre est un meurtre.
Il faut voir ce film sec et gras, vraiment intelligent parce qu’il dépasse les normes primaires des points de vue et embrasse avec ambivalence le bon et le mauvais. Au final, aucun doute sur le regard dépité que l’auteur porte sur le monde ; les dernières images, glaçantes, montrent frontalement et avec une violence cette fois vraiment dérangeante, l’hérédité du crime. Loin d’être sans espoir, le constat demeure en revanche sans appel, et le film de se montrer bien moins paresseux que l’armada d’accrédités fatigués au fond de leurs fauteuils, Salle Lumière, à taper sur les doigts d’un vilain petit canard qui a fait la lumière sur l’ombre.