La levée de boucliers critique contre Beau is afraid constitue, pour les détracteurs des deux premiers films d’Ari Aster, une aubaine, l’occasion de délaisser le système qui prévalait dans Hereditary (2018) et Midsommar (2019), réalisations prétentieuses et complaisantes, pour assister à l’avènement d’un véritable cinéaste qui atteint ici une précieuse et nécessaire maturité. En effet, si le long métrage repose lui aussi sur un système, il présente l’intérêt de constamment repenser ce dernier en inventant des formes, en creusant dans son récit des galeries souterraines peuplées d’intrigues secondaires qui contribuent à la complexité de l’ensemble : cette odyssée familiale d’un homme que tout le monde méprise et déteste surprend par la densité de sa matière fictionnelle, puisant aussi bien aux sources du conte initiatique qu’à celles des mythes antiques ; la catabase suivie rappelle d’ailleurs celle du remarquable The House that Jack built (Lars von Trier, 2018), quoique la trajectoire du personnage marginal représenté diffère profondément – Jack gouverne sa destinée là où Beau la subit.
Beau is afraid ne fait que muter, se transforme encore et encore, ce qui le rend en partie insaisissable ; et pourtant la constance de son protagoniste principal oppose aux dynamiques qui l’écartèlent une force tranquille qui devient aussitôt suspecte : est-ce le monde extérieur qui vit dans la folie, ou Beau qui souffre de paranoïa et de démence ? Le vertige que procure le film tient à l’insécurité reconduite d’un être que personne ne comprend mais que tout le monde juge, sur lequel tout le monde s’acharne ; celle-ci s’exprime notamment lors de l’itinérance dans la forêt, évoquant explicitement le modèle médiéval du chevalier errant en quête d’exploits à accomplir pour retrouver les siens.
En réactualisant la figure de l’étranger à lui-même, Aster interroge la notion de masculinité, qu’il peint comme une excroissance testiculaire que porte Beau comme une épée de Damoclès ; et derrière cette malédiction familiale grotesque, et en cela fort drôle, se cache le thème freudien de la castration par la mère, figure spectrale qui n’existe de prime abord qu’à l’état de voix sortie d’un téléphone et qui s’affirme peu à peu comme un monstre qui monopolise et dévore les ressources qui l’entourent : la ville porte son nom (Wassermann, nom dans lequel on entend « wasser », comprenons l’eau, l’une des traumatismes d’enfance qui habite Beau), ses habitants lui vouent un culte, son grenier cache un lourd secret de famille qui emprunte, dans sa matérialisation, aux cauchemars de la matière tels qu’ils étaient conçus par la Trauma. L’incapacité à vivre vient de la mère qui a projeté ses angoisses et ses frustrations sur son enfant, notamment l’idée qu’un individu ne peut connaître qu’un unique grand amour ; derrière cette figure transparaît l’autorité religieuse qui sacralise la virginité et l’engagement devant Dieu, qui culpabilise l’homme en le rendant responsable de tous les maux de la Terre ; celle-ci offre alors à Ari Aster un garde-fou qui l’empêche de se complaire dans la chute de Beau, à l’égard duquel il semble éprouver un mélange de compassion et d’amusement tragique. Beau is afraid mobilise un registre aujourd’hui rare et mal compris, le grotesque, pour peindre la détresse d’un homme névrosé égaré dans une société malade et gangrénée par une violence endémique, miroir tendu à nos sociétés occidentales. Il orchestre la rencontre de la thématique héréditaire et de celle du fanatisme que portaient respectivement les deux précédents films d’Aster, pour mieux les densifier et les sublimer.
Une réussite plastique et symbolique flamboyante, quelque peu desservie par des longueurs et répétitions inutiles, qu’incarne un Joachim Phoenix au sommet. Nous sommes bien loin des pitreries exigées par Todd Phillips dans son Joker (2019), long métrage simpliste qui, à côté de Beau is afraid, sonne bien creux.