Loin du romantisme révolutionnaire
Pour son film Mathias Gokalp a adapté le roman éponyme et autobiographique de Robert Linhart. De ce cinéaste, je n’avais vu en 2010 que Rien de personnel, qui m’avait marqué et qui traité déjà des arcanes sordides du monde du travail. Depuis, Gokalp n’a plus rien sorti au cinéma. Donc ces 117 minutes constitue en somme une renaissance… Quelques mois après mai 68, Robert, normalien et militant d’extrême-gauche, décide de se faire embaucher chez Citroën en tant que travailleur à la chaîne. Comme d’autres de ses camarades, il veut s’infiltrer en usine pour raviver le feu révolutionnaire, mais la majorité des ouvriers ne veut plus entendre parler de politique. Quand Citroën décide de se rembourser des accords de Grenelle en exigeant des ouvriers qu'ils travaillent 3 heures supplémentaires par semaine à titre gracieux, Robert et quelques autres entrevoient alors la possibilité d'un mouvement social. Un film fort, intelligent et bouleversant, qui revient dans la veine classique du film social des 70’s. Et pourtant, en reconstituant avec intensité ce moment essentiel et particulier du mouvement syndical et ouvrier, ce drame est d’une puissance rare et nul ne sort totalement indemne de la projection.
On est constamment entre Stéphane Brizé et Ken Loach, les références s’il en est de ce genre âpre et sans concession. Mathias Gokalp ressuscite toute une époque et interroge avec pertinence les préoccupations, les rêves et les désillusions d'une certaine jeunesse d'alors. Ce film est d’autant plus douloureux qu’il trouve des résonances dans les combats qui sont menés aujourd’hui par ce qu’on appelle avec un peu de condescendance « la France qui se lève tôt ». On apprend donc que ces « établis » étaient des étudiants qui, à partir de 1967, "s'établissaient" – comprendre se faisaient embaucher - dans les usines ou les docks, afin de mieux connaître le milieu ouvrier, avec pour objectif de prendre part aux luttes sociales. Ici, notre « établi » travaille à la chaîne, subissant, au même titre que ses collègues, à la fois des conditions de travail inhumaines, mais aussi les méthodes de surveillance et de répression des supérieurs. Il décrit également d'autres sujets inhérents à cet univers, comme la lobotomisation des salariés, le racisme et bien sûr l'inévitable grève. On touche ainsi du doigt la violence, l’absurdité, la folie et le caractère impersonnel de cette machine à broyer les hommes qu’était le monde du travail – en l’occurrence, je parle sans doute un peu vite au passé -. Outre la reconstitution très fine des ateliers Citroën de l’époque, le film réussit à raconter l’histoire d’un groupe et pas d’un héros. C’est évidemment ce qui le rend très attachant. Encore un incontournable du ciné français sur nos écrans.
Côté casting, on touche la perfection. Swann Arlaud est tout simplement extraordinaire. A ses côtés, Mélanie Thierry, pour une fois, joue sobre et sans verser dans l’hystérie… c’est à noter. Enfin, avec Denis Podalydès et Olivier Gourmet, le réalisateur jouait gagnant à coup sûr. Tous les autres rôles sont tenus par des comédiens et des comédiennes quasi inconnus, trouvés à la sortie du Conservatoire ou au théâtre. Une chronique très réaliste d'un monde du travail où l'aliénation des uns contribue à l'enrichissement des autres. Cette magnifique chronique, d’une efficacité redoutable, nous prouve que si on ne peut briser la révolution, on peut briser ceux qui la font. Un grand film.