Respect à ceux qui n'ont pas pu entrer dans ce récit d'enfance africaine, mais pour moi L'Île rouge est un pur joyau. J'y allais à reculons, découragé par une presse et des critiques-spectateurs pointant tous les défauts supposés de la chose : un film éthéré sans récit structuré, une vision d'homme blanc sans attention portée aux autochtones, de belles images sans réelle signification... Et puis le film commence et je crois m'être trompé de salle. Une héroïne d'enfance, digne des BD des années 1950, se bat dans une laverie automatique contre d'improbables méchants. Dès cette séquence, Robin Campillo situe son point de vue : l'enfance, ses fantasmagories, ses souvenirs recomposés. Et les 4/5 du film qui suivront reposent sur ce postulat, mais avec ceci de particulier qu'on est sur une île africaine, aux ambiances tropicales traversées de couleurs et de lumières irréelles, où père et mère prennent des allures de personnages oniriques.
Suit alors un récit parfaitement structuré où l'on découvre progressivement la réalité d'une colonisation, les militaires et les bordels, le mal du pays, les soldats qui tentent l'aventure avec une femme locale, la hiérarchie qui prive certains d'assister aux cérémonies du général, l'aide apportée par l'occupant à l'armée nationale lors de ses opérations de maintien de l'ordre, etc. Tout est raconté en un récit organique, où le quotidien et sa trivialité se nourrissent des récits que la voix du père rapporte depuis la base. Les flash-backs se multiplient alors pour témoigner de la mort accidentelle de deux bidasses, d'une mission aérienne dans le sud, d'une révolte des prostituées locales. Mais comme tout enfant, notre personnage principal feint la naïveté tout en comprenant parfaitement ce qui se joue lors des messes basses. Il décrypte les propos des adultes et leurs sous-entendus, de sorte que l'idée directrice du film tient précisément à cette patiente observation du monde révélatrice des secrets de chacun et des groupes sociaux auxquels on appartient : à quoi jouent les adultes le soir quand ils ont trop bu ? le couple formé par maman et papa est-il aussi solide que ça ? pourquoi les prostituées se révoltent-elles ? pourquoi les locaux ne sont-ils réduits qu'à des fonctions secondaires ? Exorcise-t-on vraiment les Européens amoureux des Malgaches ? Etc.
La situation de l'enfant, Français parmi d'autres Français, ne pourrait donner qu'une place subalterne aux Malgaches. Longtemps on pense que Campillo se limitera à quelques beaux plans de visage pour nous faire comprendre son empathie pour le peuple colonisé, mais c'est oublier le cinéaste politique qu'il est depuis 120 battements et même Eastern boys.
Par un stratagème scénaristique étonnant, le cinéaste retourne complètement son point de vue et adopte la langue des opprimés. Certes ce twist nous prive de derniers instants avec cette famille qu'on avait tant appris à aimer, rompt avec la douceur nostalgique de cette chronique africaine, mais il s'impose pour d'évidentes raisons éthiques et politiques.
Charge alors au spectateur d'accepter que la règle du jeu a changé et de s'engager lui aussi dans ce nouveau film devenu militant.
Robin Campillo réinvente la chronique familiale, tant par la structure de son récit que par la fluidité de sa mise en scène. L'île rouge sera probablement le plus beau film de 2023, le plus beau au sens strict. L'organicité des séquences, leur lumière, leurs couleurs, les cadrages, les effets de flou, les choix musicaux, etc. sont indépassables. Et rien n'est gratuit : toute cette beauté est la traduction mythifiée d'une réalité vue à travers le prisme du souvenir d'enfance. La démultiplication des plans répond à cette récollection de mémoire, d'hypothèses, de rêve, d'incompréhension, d'imagination sur laquelle nous fondons nos réminiscences les plus anciennes. Et non, la beauté n'est pas gratuite : pour ceux qui seraient parvenus à entrer dans le film, elle ancre durablement dans le souvenir les moments de ce récit cinématographique exceptionnel. On pense aux débuts de Claire Denis, à Tabou de Miguel Gomes, à la sophistication de Tree of life (dans ce que cet autre récit d'enfance avait de meilleur), à la fluidité kaléidoscopique de Serre-moi fort de Mathieu Amalric, etc. etc. D'autant que Campillo a en commun avec tous ces gens-là le souci du casting, jusque dans ses troisièmes et quatrièmes rôles. Tous les comédiens de L'île rouge sont parfaits, du père au serveur du mess des officiers, en passant par la mère, les amis des parents, les insurgés malgaches, le curé du village et le vendeur de pierres précieuses.
Quand Campillo a surgi avec Eastern Boys, on évoquait la savante scène d'ouverture gare du nord où, en dix minutes, uniquement par la mise en scène, le cinéaste disait quelque chose de nos sociétés urbaines, des migrations, de l'espace et du mouvement, etc. Avec L'île rouge, il parvient à porter cette même perfection à l'échelle d'un film complet de 2h, en s'émancipant de tout didactisme inutile. En cela, il s'agit de son meilleur film.