Ce film, qui est presque le dernier film français de Max Ophüls, est l'archétype du chef d’œuvre, parce que c’est le chef d’œuvre absolu. Je l’ai vu et revu vingt fois, parfois du jour au lendemain. Sa perfection est telle qu’il n’y a pas une seule scène qu’on ne puisse revoir sans plaisir. Il n’y a pas une seule seconde du film qu’on ne se délecte de revoir. Quand on relit la nouvelle, insignifiante, de Louise de Vilmorin, dont on a fait un téléfilm encore plus insignifiant avec Marielle dans le rôle du général, on se demande comment Ophüls a pu la transformer en ce chef d’œuvre. Les décors, les costumes, les dialogues de Marcel Achard, les scènes, les acteurs, Danielle Darrieux sublime, Charles Boyer, le général, Vittorio de Sica, l’ambassadeur, et jusqu’aux seconds rôles, la gouvernante, Jean Debucourt, le bijoutier, sont tous si parfaitement exacts, chacun dans son rôle, qu’ils l’épousent comme un gant. A quoi tient-elle donc la magie de ce film qui envoûte à ce point ?
Elle tient à « Libelei », le premier film allemand de Max Ophüls, qui est parfaitement bouleversant et qui était comme le premier jet de « Madame de… ». L’histoire est à peu près la même, sauf que, dans « Madame de », elle a atteint la maturité absolue. Les trois protagonistes principaux y sont d’ailleurs, comme Ophüls lui-même, plus mûrs, alors que dans « Libelei », le jeune lieutenant et la jeune fille sont de très jeunes gens. Mais, grâce à Vilmorin, s’y est ajoutée — comme une sorte de signe pansémiotique — l’épisode des bijoux, les cœurs de diamant, qui poursuivent, non sans humour et comique, comme un maléfice le couple du général et de Madame de… et le baron Donati. Ces diamants, c’est le Diable lui-même qui s’introduit comme l’arbre de la connaissance dans le jardin d’Eden pour transformer en drame ce qui n’aurait pu être qu’un vaudeville — mais, Dieu merci, ne l’a pas été. Max Ophüls, nom qu’il avait choisi pour ne pas gêner le commerce de son père Oppenheimer, avait fui en France, après l’incendie du Reichstag, en 1933, y adoptant la nationalité française en 1938, puis, via la Suisse et l’Italie, aux Etats-Unis en 1940. Il était rentré en Europe après la guerre pour tourner plusieurs films comme « La Ronde », « Le Plaisir » et son avant-dernier film « Madame de… » en 1953 — le dernier fut, en 1955, « Lola Montès ». Ophüls est mort prématurément, à 54 ans, n’ayant tourné que vingt films.