Précédé d’un véritable concert de louanges, le dernier film de Martin MacDonagh partait bien ; les images de l’Irlande sont magnifiques et très vite, installent une ambiance assez indéfinissable qu’on pourrait qualifier de « course immobile vers l’Apocalypse ». La musique, la photographie, le soin apporté aux décors et à tous ces petits détails forment en quelques plans un écrin particulier à ce long-métrage. Si je ne trouve rien à redire que la forme, il faut quand même reconnaitre que « Les Banshees d’Inisherin », à l’image de son titre, n’est pas un film facile d’accès. Il faut faire un effort pour ne pas se retrouver, en tant que spectateur, un peu miné par cette ambiance de pauvreté, d’absence de perspectives, de petitesse et de repli sur soi. Pas étonnant, dans ces conditions, que le personnage de Colm (qui est un artiste, un intellectuel) se sente oppressé par cette petite île où le temps s’est arrêté. Elle n’a pas l’air si petite, à l’écran, elle a l’air magnifique, sauvage mais en réalité, elle agit un peu comme une prison. C’est tellement vrai que l’Irlande en guerre civile, à quelques encablures de là, reste malgré toute sa violence, une échappatoire. Peut-être un tout petit peu long, peut-être un tout petit peu fumeux par moment, le film est malgré tout très bien maîtrisé. L’humour noir, qui aurait pu adoucir cette Inisherin inhospitalière, est trop discret pour fonctionner. Il y a bien quelques tentatives de bons mots ou de dialogues un peu lunaires, mais cela ne fonctionne pas vraiment et c’est dommage car ça aurait aidé grandement le propos du film. Colin Farrell et Brendan Gleeson, deux magnifiques comédiens, forment un duo assez émouvant. Le premier surtout, pas très cultivé, sans doute pas très intéressant, voire un peu limité, mais touchant dans cette rupture d’amitié à laquelle il ne comprend rien. Il s’accroche à cette histoire comme à une bouée, c’est tragique et même assez déchirant par moment. Brendan Gleeson, quant à lui, campe un Colm que l’on a du mal à comprendre,
même dans le contexte de dépression qui est le sien. Ce refus soudain de l’amitié de Pàdraic (et seulement la sienne !), cette tendance à l’autodestruction passe rapidement pour une bouffée d’orgueil.
Cela ne le rend pas très sympathique pour tout dire, comme si en se séparant de son ami, il se séparait d’un poids mort qu’il trainait depuis trop longtemps. Il y a de chouettes seconds rôles, tenus par Kerry Condon ou Barry Coegan, plutôt bien écrits, et qui viennent jouer leur partition entre les deux anciens amis,
tantôt ils essaient de calmer les choses, tantôt ils jettent involontairement de l’huile sur le feu.
Cette histoire d’amitié rompue du jour au lendemain qui dégénère de façon invraisemblable vers la violence, j’y vois une métaphore de la Guerre Civile Irlandaise, et au-delà, de toutes les guerres civiles. Pàdraic et Colm n’avait pas grand grand-chose en commun, sauf la terre où ils sont nés et où ils vivent. Ils étaient amis, l’un y croyant naïvement plus que l’autre et puis soudain, parce que c’est ainsi, l’autre se lasse. Il faut changer, aller de l’avant, ne plus s’encombrer des poids morts et des concessions, tourner le dos et aller vers son destin sans se retourner. Celui laissé pour compte entre alors dans une rage folle qui ne provoquera que représailles et violence. Les malentendus, les colères qui en ressortent ne mènent que vers une seule route, celle de la séparation et de l’autodestruction. C’est le propre des guerres civiles d’être ce qu’il y a de pire et « Les Banshees d’Inisherin » nous propose en réalité une mini guerre civile, résumée à deux hommes et à une histoire de rupture amicale. Même si la démonstration est efficace, le film m’a laissé sur une note presque dépressive : tant de noirceur dans la forme comme dans le fond n’est pas pour tout public. Comme l’humour ne parvient pas à désamorcer le propos, on sort de la séance un peu minée. Ce film met parfois tellement mal à l’aise, nous semble parfois à la limite de l’incompréhensible, voire de l’absurde, qu’il ne conviendra pas à tout le monde. Je reconnais pour ma part avoir eu un tout petit peu de mal à m’extraire de cette histoire d’amitié bancale qui bascule dans la haine.