A la croisée de la sempiternelle problématique philosophique qui consiste à se demander ce que c’est qu’être libre, et de choix de mise en scène qui visent précisément à rendre libre, le film Los delincuentes de Rodrigo Moreno propose une expérience radicale à son spectateur : celle d’éprouver non pas le fait d’être libre comme un état, mais comme un processus de libération. Il est particulièrement intéressant de chercher à voir dans Los delincuentes comment la mise en scène et la narration servent ce projet, d’une part avec la présentation ironique du cadre oppressif qui saisit la majeure partie des individus, ici le lieu de travail, et d’autre part avec la proposition d’une échappatoire par l’éclatement de la trame du récit.
Se libérer du travail
Moràn et Romàn sont deux employés de banque qui semblent mener une vie minutieusement réglée par le rythme propre à la vie de bureau. Dans toute la première partie de son récit, Los delincuentes explore cet univers diachroniquement organisé : chaque jour, le même costume avec la cravate bien nouée, les mêmes cigarettes avec les mêmes collègues, les mêmes tâches à accomplir. C’est pour sortir de ce cadre avilissant, fermé sur lui-même (la banque étant un décor sans fenêtre, sans la moindre ouverture sur le monde extérieur avec ses barreaux protégeant l'accès aux coffres), que Moràn entreprend de voler 650.000 $ dans les coffres auxquels son poste lui donne le privilège d’accéder, puis de cacher l’argent, de se rendre à la police et, à sa sortie de prison, profiter de ne plus avoir à travailler en récupérant l’argent dérobé. L’absurdité d’un plan sacrificiel est soulignée dans une ambiance tragi-comique qui relève cette première partie. Rodrigo Moreno en profite pour explorer les conditions dans lesquelles le travail contemporain s’effectue, mais avec un sens de l’ironie quant à la place de ses personnages dans cet univers.
Inquiet que la réputation de son agence ne se trouve ternie par ce vol, mis en difficulté vis-à-vis de ses chefs, le directeur de la banque, Del Torro (Germàn de Silva) diligente une enquête interne coordonnée par un personnage archétypal de bad cop, Laura Ortega (Laura Paredes) qui convoque tour à tour chacun des employés afin de déterminer la « chaîne de responsabilité » dans cette « défaillance ». Del Torro, comme galvanisé par la présence d’une représentante de la direction de la banque à qui il entend prouver qu’il tient ses équipes, prend alors de grands airs, digne d'un registre mafieux, et de ce décalage surgit une puissante ironie qui assure la grande légèreté de la première partie de Los delincuentes. Personnage profondément comique dans son incarnation, Del Torro réapparaîtra aussi sous les traits d’un co-détenu de Moràn, qui exercera une forte pression sur ce dernier, étant présenté comme le « patron » à qui il faut obéir dans la hiérarchie propre au monde carcéral. Finalement, Moràn et Romàn sont mis sous pression par l’acteur Germàn de Silva, introduisant un lien organique, par le jeu de l’incarnation actorale, entre l’univers de la banque et celui de la prison.
Au sein de la banque, Laura Ortega n’apparaît cependant pas comme la bad cop attendue. Le registre de ce qui est montré est inscrit dans les cadres oppressifs constitués par l’organisation du travail contemporaine. Le gardien de la banque est viré, quoique n’étant pas directement impliqué dans le vol, mais la responsabilité du défaut de surveillance de son collègue lui est attribuée par défaut (était-il vraiment là pour surveiller ses collègues ou pour empêcher toute difficulté avec la clientèle, mission qu’on le voit accomplir au début du film auprès d’une cliente disposant d’un chèque dont on soupçonne qu’il est un faux). Les salariés sont éprouvés et mis sous pression par une direction désincarnée (les ordres du siège social dont cette agence bancaire n’est qu’une filiale) en quête de responsables, quitte à les identifier arbitrairement pour « faire du chiffre ». Mais la présence toujours passive de Laura Ortega, apparaissant dans le plan avec une certaine légèreté, vient totalement casser le film paranoïaque que se font les employés, et a fortiori Romàn. Le système panoptique, dans le sens que lui donnait Michel Foucault dans Surveiller et punir (1975), apparaît alors ici mollement incarné, et d’ailleurs, à part la scène du licenciement du gardien, il ne sera fait aucun état des aboutissements de l’enquête interne menée. Lorsque Romàn est convoqué une seconde fois, Del Torro lui indique les forts soupçons qui pèsent sur lui, mais il ne sera rien fait de plus et on ne saura pas s’il s’agissait d’une énième manière de mettre la pression sur le salarié pour qu’il dénonce les responsables du vol. Toujours est-il que la métaphore carcérale du monde du travail est pleinement développée et trouve son aboutissement dans la résurgence de Germàn de Silva, cette fois sous les traits d’un co-détenu de Moràn et présenté comme le « patron » à qui il faut obéir pour que la détention se passe bien.
L’abandon du récit
Los delincuentes propose un découpage en deux parties qui sont annoncées par deux titres. Aussi, dans un sens formel, le film construit un récit inscrit dans des normes qui sont celles historiquement héritées de l’art narratif : dans sa Poétique, Aristote a pour préoccupation de prescrire la bonne manière d’ordonner un récit. On peut par exemple lire au chapitre 7 de la Poétique : « Il ne faut donc, pour que les fables soient bien constituées, ni qu’elles commencent avec n’importe quel point de départ, ni qu’elles finissent n’importe où, mais qu’elles fassent usage des formes précitées. ». On pourrait alors dire que si Los delincuentes part sur des bases aristotéliciennes dans la manière d’organiser le récit, il rompt totalement cette démarche dans la seconde partie(1). Rodrigo Moreno ne construit une structure narrative que pour mieux la faire exploser en mille morceaux. Lorsque s’achève la première partie, le plan apparaît clairement : pour Moràn, il s’agit de se laisser enfermer en prison pendant trois ans, et pour Romàn, de cacher l’argent dérobé par son collègue et ancien employé de la banque où tous deux travaillaient. Aussi, au moment où Romàn s’apprête à atteindre la petite colline où Moràn lui a recommandé d’enterrer les billets volés, un écran indique la fin de la première partie. Mais le cut qui s’en suit, et qui ouvre la seconde partie du film, nous montre simplement Romàn en contre-champ atteignant le sommet de la colline, laissant le spectateur dans une première incompréhension face à la rupture fixée à cet instant.
À partir de là, Los delincuentes sort de son cadre. La narration s’abandonne totalement, d’abord au personnage de Romàn et à sa rencontre avec Norma (Margarita Molfino) et l’aventure sentimentale qui s’en suit. Cette rencontre est d’emblée présentée sur le mode de la rupture : on a vu Romàn monter seul sur cette colline, et quand il en redescend, le lac en contrebas est en fait occupé par trois locaux venus profiter des charmes du lieu. Ce sont des apparitions qui vont guider Romàn sur un chemin de liberté que sa vie rythmée par son travail à la banque et sa vie conjugale n’avaient sans doute pas permis. Avec Norma, sa compagne Flor est évincée (on les voit convenir de leur séparation, pour un temps au moins), et son travail disparaît (on comprend qu’il continue de travailler à la banque, mais la caméra ne l’y suivra plus).
Román rencontre le groupe d'amis près de la rivière dans Los delincuentes
@ Wanca Cine (visuel fourni par Imagine Film Distribution)
La trame narrative reprend le dessus quand, tandis que Romàn rend visite à Moràn, toujours emprisonné, ce-dernier lui remet une lettre à destination de la femme dont il est tombé amoureux le temps de sa courte cavale avant de se rendre à la police qui n’est autre que … Norma. Alors que la première partie du film semblait suivre une trame chronologique claire, on s’aperçoit en fait que toute une partie de l’aventure de Moràn entre son vol et l’instant où il se rend à la police a été ellipsée. On pourrait être exaspéré de retomber dans une narration classique de la comédie, deux hommes se rendant compte qu’ils sont amoureux de la même femme, si le film cédait à des balises classiques. Dans Los delincuentes, il ne sera pas question de jalousie ou de conflit entre les deux personnages (en tout cas, on comprend que ce n’est pas ce qui intéresse Rodrigo Moreno). Norma coupe d’ailleurs court à cette piste en tranchant brutalement « vous êtes des fous, tous les deux », quand Romàn lui transmet finalement la lettre écrite par Moràn. Ensuite, elle disparaît du récit.
Finalement, il ne reste à l’écran que les deux personnages de départ, trois ans après (notons que Moreno ne fait pas le choix de faire de cet épilogue une troisième partie), une fois le plan accompli. Lorsque l’on retrouve Romàn après trois ans, on comprend qu’il est de retour dans sa vie cloisonnée, dans le même temps ou Moràn a purgé sa peine. Norma elle, apparition fugace, a totalement disparu, et sa maison est laissée à l’abandon. Simple apparition imaginée par le réalisateur pour ses personnages, elle s’efface dès lors que sa mission s’achève : avoir fait explorer à deux hommes les chemins de la liberté qu’ils ont désespérément attendus. Romàn et Moràn ne se retrouveront pas. Romàn attendra seul le retour de son partner in crime en haut de la colline où il avait caché l’argent, et Moràn retournera sur le lieu de son idylle avec Norma où il ne restera que le cheval sur lequel il avait pu se pavaner lors de son séjour dans ce village. Le film s’achève, sans mettre fin à la seconde partie, laissée totalement béante là où la première avait construit une trame narrative claire. Alors que les personnages délaissent les contraintes qui affectaient leurs vies, le récit s’abandonne à l’exploration des brefs moments de bonheur et de liberté qu’ils vivent auprès de Norma.
La dissolution du récit se traduit aussi dans une théorisation formelle à l’occasion de la rencontre de Moràn avec le vidéaste Ramón (Javier Zoro Sutton), ami de Norma. Celui-ci filme on ne sait trop quoi : des roches, des fleurs. À un moment, il demande à Norma et à sa sœur, Morna (Cecilia Rainero) de courir vers la caméra, pour concevoir un plan qui ne mènera à rien : on ne saura jamais vers où il voulait les faire courir. Prophétisant à la fois la disparition du cinéma au profit de la vidéo pour se contredire et sauver l’existence d’un film, tout en capturant des images qui ne répondent à aucune nécessité narrative, le projet de Ramón, dans toute son opacité, explose les cadres formels dans lesquels lui-même tente parfois de s’inscrire. L’identification de Rodrigo Moreno avec son personnage, au-delà du jeu omniprésent des anagrammes qui lie tous les personnages de cet univers, apparaît par la continuité que l’on peut voir entre les plans que l’on imagine filmés par le vidéaste, et les rochers sur lesquels la caméra insiste lorsque Moràn et Romàn escaladent la colline où l’argent volé est caché.
Une dialectique du clos et de l’ouvert
Los delincuentes articule alors un mouvement de passage d’un monde clos à un monde ouvert, au sens où l’a écrit Henri Bergson dans La Pensée et le mouvant (1934) : un monde statique, limité dans l'espace et les gestes qu’il permet, est fui au profit du dynamisme vital d’une existence pleinement vécue. Rodrigo Moreno explore les deux univers, plongeant à la fois au plus profond du monde clos incarné par la banque par l’ensemble des détails montrant le procédé d’ouverture du coffre-fort, et au plus intense du monde ouvert par la passion vécue par les personnages auprès de Norma et la perte de tous les repères qui les cloisonnaient. On ne saura pas combien de temps s’est écoulé entre la fuite de Moràn et le moment où il se rend, tout ce qui encadrait sa vie disparaissant le temps qu’il passe à ses côtés.
Comme une apparition, Norma, personnage finalement fonctionnel (elle disparaît dès lors que sa contribution à la narration est achevée) mène Moràn et Romàn vers les grandeurs d’un monde ouvert. L’amour, la fréquentation de vastes espaces loin de la ville aliénante, l’occultation des contraintes par la vie à l’hôtel (le travail de Romàn n’existera plus que comme parole dans des dialogues, et plus comme image à l’écran) sont autant d’éléments qui constituent cette exploration de ce monde ouvert par Norma. Cette expédition relève largement de l’aventure onirique : formant un véritable monde dans le monde, ces espaces où la liberté des personnages trouve à s’exprimer, apparaissent en totale rupture avec l’univers auquel ils étaient habitués. Lorsque, trois ans après, ils sont en dehors du rêve, elle n’est plus là, comme si elle n'avait jamais existé.
On peut parler de dialectique étant donné qu’un retour au clos menace toujours. Alors que l’argent constituait la seule échappatoire possible dans ce monde clos, celui-ci ne compte définitivement plus : Romàn en vient à camper à côté du trésor qu’il a lui-même enterré sans chercher à en reprendre possession. Moràn, quant à lui, parcourt les immensités argentines sur le cheval qu’il avait chevauché durant son passage chez Norma. C’est dans la tension constante, bien au-delà d’un film qui se caractériserait, en théorie seulement, en deux parties, entre le clos et l’ouvert que se déploie Los delincuentes. De fait, l’ouvert est aussi toujours déjà-là, parfois même au sein du même cadre par l’utilisation de split-screen montrant à la fois Romàn fumant une cigarette après avoir couché avec Norma et Moràn enfermé dans sa prison (les bras des deux personnages se liant pour attraper un briquet hors-champ).
La part de comédie, présente d’un bout à l’autre de Los delincuentes, illustre aussi des notes d’un monde ouvert toujours déjà-là dans l’exploration du monde clos : Moràn, qui ne cessera de dire qu’il a arrêté de fumer n’arrêtera jamais de demander une cigarette ici ou là. C’est à cet ajout d’une part de comédie sur un univers tragique (le quotidien carcéral des sociétés salariales, la perte de la femme aimée) que l’on doit la porosité constante entre l’ouvert et le clos, qui apparaissent alors comme des potentialités différentes dont les personnages sont amenés à se saisir et à se dessaisir. Une fois à l’aventure, au galop sur son cheval, avec ses postures de cow-boy (dressé le dos droit, torse bombé), il n’aura plus besoin de bouffées nicotiniques pour s’évader : la liberté suffira…