Eve Duchemin a quitté Paris pour la Belgique à dix-huit ans. Sur place, elle a assisté à plusieurs luttes sociales fortes qui l'ont beaucoup marquée. Elle a ainsi eu envie de filmer ces gens qui se battent pour leurs conditions de travail. La réalisatrice explique : "Je faisais sans le vouloir mon éducation sociale et politique, caméra à la main. J’ai ensuite étudié à l’INSAS, une école de cinéma bruxelloise, en section image. Puis j’ai réalisé des documentaires pendant une quinzaine d’années."
"J’aime surtout filmer les gens, leurs contradictions, et ainsi dessiner leur portrait. En leur parlant derrière la caméra, et en les filmant d’une manière très personnelle, intuitive et charnelle. Ce sont les personnes à la marge qui me bouleversent le plus. Ceux qu’on regarde trop vite ou pas du tout. Le documentaire permet de prendre le temps de regarder les êtres, de récolter leurs ambivalences et d’offrir au spectateur la possibilité de s‘identifier à eux, de partager un moment de leur vie."
"Je suis toujours convaincue que la beauté que je décèle chez les gens que je filme émergera à l’image. J’ai surtout à cœur de rendre compte de la complexité des êtres, à une époque qui a tendance à les catégoriser et nous faire oublier que nous sommes tous multiples."
Eve Duchemin a rencontré Marie Lafont à une fête, par hasard. Lorsque la cinéaste a appris qu'elle dirige une immense prison pour hommes, l’envie de s'y rendre pour y filmer les détenus l'a saisie et Marie a pu lui ouvrir les portes de ce milieu carcéral :
"J’ai pu, à ses côtés, y faire deux films, un du côté de la direction, l’autre du côté des détenus. J’ai suivi les pas de cette directrice de prison pour hommes mais j’ai senti que mon dispositif commençait à se cogner à ses propres limites."
"C’était un véritable combat de montrer les fêlures de cette femme soumise aux injonctions contradictoires de l’administration pénitentiaire. Et nombre de surveillants précaires travaillant à ses côtés ont refusé d’être filmés", se rappelle la cinéaste. Elle poursuit :
"J’ai ressenti pour la première fois une grande frustration d’être en permanence soumise au réel et à ses exigences, alors qu’il était nécessaire pour moi de montrer que tous, travailleurs comme détenus, payent un prix fort en milieu carcéral, qui est un monde d’une rare violence."
Un jour, un jeune détenu que Eve Duchemin connaissait bien n’est pas rentré de sa permission. La réalisatrice s'est alors mise à fantasmer sur ce qui pouvait se passer dans la tête d’un jeune homme de vingt ans qui vient de passer quatre ans en prison et à qui l’on permet de passer deux jours en liberté, alors qu’il n’a pas achevé sa peine. La cinéaste développe :
"Cette expérience doit être aussi intense que cruelle. Mais il m’était impossible d’imaginer filmer un détenu dans ses deux seuls jours de liberté conquise. Ma caméra aurait-elle été légitime au moment où il aurait embrassé sa mère ? Et qu’aurait-elle pu saisir de sa sexualité bridée ? Cette situation est trop intime et physique pour que le documentaire y trouve sa place éthiquement."
"Mais elle est intéressante : comment ces corps contrits, qui se retrouvent jetés dans la société pour quarante-huit heures, vont-ils se comporter ?"
La cinéaste Eve Duchemin a passé cinq ans à écrire Temps Mort et à imaginer ces trois personnages masculins, d’âges et de parcours différents, qui ne sont ni de grands bandits, ni des terroristes, ni des monstres : "Ce ne sont que des hommes, coupables certes, mais qui, comme nous, ont une vie, une famille, un passé. Je me suis dit : lâche-les et regarde où ils vont."
"Il faut savoir que rentrer en prison représente tout un processus, car on trouve une porte tous les vingt mètres, dont l’ouverture dépend du bon vouloir d’un surveillant. C’est un endroit très oppressant. Et il était exaltant pour moi d’imaginer cette fois des personnages qui en sortent. Cela me réjouissait de les filmer en train d’ouvrir cette ultime porte et de se retrouver à l’air libre."
Eve Duchemin a opté pour un code couleurs discret par personnage pour aider le spectateur à trouver ses repères lorsque le film passe d’une histoire à une autre, ce qui a logiquement influé sur le choix des décors et des costumes. La réalisatrice raconte à ce sujet : "Chez les Bonnard, nous étions dans les rouges et les marrons ; chez Hamousin, dans les bleus qui se dirigent vers l’ocre ; et chez Colin, tout est plus flashy."
"Cela a donné une cohérence à l’image et a permis d’apporter de la beauté à l’esthétique du film. Mais, issue du tournage documentaire, je ne suis pas une obsédée de la technique parfaite. Au contraire, j’aime sentir la fragilité, le débordement, l’image généreuse qui cherche à voir, à comprendre. Laisser vivre les perturbations lumineuses qui participent au feu d’artifice permanent à l’écran, et qui fait écho aux accidents de la vie."
Eve Duchemin aime l’idée que le spectateur soit obligé de faire un corps-à-corps avec les détenus sans pour autant que la mise en scène soit voyeuriste. La cinéaste avait envie de partager ce qui la touche chez ses personnages : leur manière de respirer quand ils sont incapables de répondre à une question et leurs gestes. Elle explique :
"J’aime être proche des gens que je filme. Nous avons utilisé des focales proches de l’œil humain, afin qu’on soit dans un rapport d’égalité avec les personnages. Ils ne sont pas des rats de laboratoire qu’on observe de loin se débattre ; on est avec eux, embarqués. L’idée est de faire leur connaissance et non d’être d’accord avec eux."
"J’ai cédé la caméra pour être au plus près des acteurs et j’ai travaillé avec le chef-opérateur Colin Lévêque. Il a su danser à ma place avec tous les personnages invités à mon bal. Ensemble nous avons trouvé un langage qui allie mon amour pour la caméra épaule issue de ma pratique documentaire et son envie d’une certaine tenue fictionnelle."
Temps Mort est dédié au producteur belge Bernard De Dessus les Moustier, qui était le directeur de production du film et qui est décédé subitement peu avant le tournage. Eve Duchemin se souvient : "Cela nous a tous bouleversés. C’était un monsieur merveilleux. La préparation d’un film – son casting, ses repérages, ses répétitions – représente la moitié du travail. Cette préparation a permis que nous puissions pleinement investir le moment présent sur le tournage. L’expérience de ce film fut très belle et je lui dois beaucoup, moi qui ne connaissais rien à la fiction et à la direction de plateau. Ensemble on se disait que préparer le film, c’était comme préparer un grand repas avec des invités choisis avec amour. Temps mort fut un merveilleux banquet."