Après avoir teinté ses documentaires de la spontanéité (Vers la tendresse, La Permanence, Nous), Alice Diop fait un pas vers sa première fiction, récompensé du lion d’argent à Venise. Tandis que le premier prix est attribué à un documentaire américain, cette dernière n’a pas à rougir de son enquête, éminemment politique, qui mène la cinéaste à redessiner l’enveloppe littéraire autour d’un fait divers. L'affaire Fabienne Kabou a secoué tout un monde, jusque dans le squelette de l’institution judiciaire, impuissante dans son jugement et dans sa rationalité. Il s’agit également d’une occasion d’établir le portrait de la ville côtière de Saint-Omer, ainsi qu’une cour d’assises, où les regards se croisent et se décroisent, comme pour sonder la psyché des personnages, qu’ils aient activement la parole ou qu’il écoute en silence. Le film de procès n'est donc pas loin et le choix du décor n'est pas si anodin.
On ouvre sur des images de « Hiroshima, mon amour » d'Alain Resnais, et surtout l'adaptation de Marguerite Duras, qui viendra habilement exposer la mise à nu d'une souffrance collective féminine. Il ne manquera que leur voix pour compléter le portrait de leur désolation, à l'aube du deuil, qui jamais ne semble vouloir s'achever. Il ne tient qu'au spectateur de participer au procès, comme son dixième juré, sous l'impulsion de Rama (Kayije Kagame), le miroir de Diop à bien des égards dramaturgiques et authentiques. Le travail de reconstitution est alors amené avec une grande précision, qu'il ne faut pas confondre avec la justesse de la réécriture de certaines interventions des entités de la cour, pas toujours restituées au mot près. L'expérience documentaire de la cinéaste lui permet donc de se placer à bonne distance de son sujet.
La dramatisation n’est pas à l’ordre du jour et il faut reconnaître que le procédé vaut le détour, ne serait-ce que par sa force de réflexion, qu’il distille aux quatre coins de la salle. L'infanticide de Laurence Coly (Guslagie Malanda) ne laisse personne indifférent dans cette affaire qui réclame quelques éclaircissements. La vérité nous parvient au compte-gouttes, notamment avec la présence de Rama, qui sonde son passé pour communier avec sa maternité, de même que dans cette audience, qui viennent parfois appuyer la confusion chez l’accusée. Laurence n’est plus elle-même sans doute, mais existe-t-elle encore en ce monde ? Les faits ne mentent pas, mais que reste-t-il de son passage et de son témoignage. Tous, s’accordent à comprendre la nature du crime, tandis que l’on découvre les limites du procédé, qui sont loin d’assimiler le maraboutage ou autre fantaisie dans le code pénal.
Le récit prend toutefois une autre forme, lorsque la caméra détourne son regard, cherchant une issue spirituelle, plus enthousiaste que ce qui succédera au plaidoyer, qui veillera à bouillir quelque temps après la séance. « Saint Omer » ne peut que se finir sur le silence glaçant d'une cour, vidée de sa substance et de sa justice, qui peut tout condamner, mais qui ne peut pas tout expliquer. En parallèle, Diop évoque une charge mentale que toutes les femmes couvent, dans le secret et dans le sacrifice de leur descendance. En invoquant sa caractéristique chimérique, tout en entrecoupant l’observation d’images d'archives, le film rend la parole, l’écoute et la justice à ces mères, qui portent l'enfant à naître, tandis que d’autres portent le deuil des leurs. Une démonstration éprouvante, d’une justesse remarquable, qui conjugue subtilement la voix des uns, le silence des autres et le regard des défunts.