It’s all about an actress.
Mille angles peuvent orienter le regard et la critique d’un film ; quel sens veut-on faire ressortir, quel sentiment veut-on partager, comment peut-on continuer à faire vivre le regard personnel d’un auteur, et le relier à l’intelligence et la sensibilité du lecteur? Comment, en d’autres termes, donner envie?
Alors voilà, parfois, on se confronte à un phénomène rare, peut-être l’un des plus beaux que le cinéma soit capable de nous offrir : la découverte d’un visage qui va grandir en nous. Une actrice, souvent. Quelque chose qui imprime, se laisse infuser mais se délite en permanence : l’impénétrable relation entre un monde intérieur et le bain chimique du cinéma. Une frontière avec une bouche, un nez, des yeux. « Retour à Séoul » est de ces expériences cinématographiques qui respirent par la découverte d’une actrice. Je veux dire que la question n’est pas d’envisager le talent de qui joue mieux la comédie que l’autre (tant d’actrices sont exceptionnellement douées aujourd’hui, la question n’est pas là), mais plutôt l’énigme pas si subjective d’une présence qui irradie, brûle, fond, contient, joue, surjoue, une présence traversée par tout et pour tout. Insolente, indomptable, infiniment triste, tendre, joyeuse.
Cette semaine, on peut admirer la grande Cate Blanchett dans « Tár » et c’est bel et bien quelque chose, mais on peut aussi découvrir une actrice qui peut-être ne le sera déjà plus (c’est son premier film mais elle est plasticienne). C’est-à-dire, il y a des visages, des corps, des actrices qui ont cette capacité, quelque part entre le hasard et la malice, de pouvoir vous rappeler instantanément et précisément un film par le seul magnétisme de leur visage. Park Ji-Min est de celles-là ; parmi Garbo, Faye Dunaway, Vasilina Makovtseva, Zhou Xun… mieux que des actrices, des visages impossibles à capter, des visages qui déforment les cadres, des visages qui sont les cadres et le sujet à eux-mêmes. Elles ont un pouvoir de vie et de mort sur le film. « Retour à Séoul » est déjà en lui-même un beau film, un voyage émouvant et attentif, justement, à ce que Park Ji-Min peut donner : et quelle chance, elle peut tout lui donner.
Il est difficile de définir ce qu’un film devient quand un comédien peut lui conférer une sorte de relation intime, prêt à être regardé, objet de fascination, luciole parmi les vivants. Il y a des actrices dont on tomberait amoureux si l’on ne rallumait pas les lumières, si la production ne défilait pas lors du générique. Territoire à explorer, le visage de Ji-Min/Freddie est comme le film : il s’arpente, à la découverte de quelque chose. Davy Chou cherche à découvrir son actrice comme le personnage de Freddie cherche à découvrir ses origines. Deux mouvements, un même regard. Beauté du film : faire confiance à l’actrice. La laisser déborder d’émotions contradictoires, jouées en conscience de ne pas être une actrice professionnelle, dans toute sa vulnérabilité - qui bien sûr est un trésor de cinéma.
Il faut la voir danser comme une sorte de Denis Lavant dans « Mauvais sang » lors d’une magnifique scène de bar, la voir ré-arranger le plan et les personnages à table dès la seconde séquence du film, comme un metteur en scène aux commandes. Il faut la voir en plein bad trip, sur la corde entre le gouffre de tristesse et la joie de l’oubli, dans une séquence de night-club que n’aurait pas renié HHH. Il faut la voir gueuler, se recroqueviller, blesser et être blessée, et surtout il faut la voir contenir pendant deux heures des émotions que l’on comprend sans les vivre dans notre chair : et se rendre compte qu’elle finit par les rendre réelles, tangibles, par un geste, une bouche à demi-ouverte, un mot de travers.
Les larmes qui viennent à la fin du film sont celles d’une actrice indocile dont les digues ont lâchées, laisser-aller bouleversant où la vie se révèle telle qu’elle est : belle, triste, crue, injuste, riche de sens, illogique, impénétrable. Un piano abandonné au fond d’un hôtel miteux : quelques notes déchiffrées et le passé se fait lumière intérieure, silencieuse. Déchiffrer, comme elle le dit au début du film, c’est lire des signes et essayer de les comprendre. La peur et la tristesse agissent comme des révélateurs vers la tentation du bonheur - mais sans injonction. Un beau matin, on se sent mieux. Freddie renaît au monde, et le cinéma donne vie à une comédienne à qui il est déjà temps de dire au revoir.
La vie est une actrice : Garbo, Dunaway, Park Ji-Min.