Ayant fait ses armes aux côtés de Martin Scorsese, Paul Schrader sait comment amener ses personnages au plus proche de leur culpabilité. Si nous l’attendions au tournant, il ne faudrait pas s’offusquer de nouveau, en apprenant qu’il reste dans une zone de confort narratif qui lui convient. Son dernier « First Reformed » confirmait déjà la maturité de son style, dans un établissement religieux, tâché de honte et de remords. Il revient alors avec une nouvelle variante, dans un jeu de patience, où les cartes seront décisives, mais pas incisives. Le tout est de savoir les manier et le cinéaste nous rappelle succinctement la morale de son geste et de la raison qui pousse son antihéros, compteur de cartes, lâché prise dans un élan de partage et de fureur.
Ancien militaire, pardonné pour des actes immondes, William Tell (Oscar Isaac) sillonne les casinos, avec un appétit modeste pour le gain. D’une part, c’est pour ne pas se faire remarquer, d’autre part, c’est parce qu’il sent toujours l’étreinte invisible d’une camisole. Avec de telles ressources pour défier le hasard, il est ironique de voir sa vie confiée à la providence. Et c’est là que l’on en vient à tordre cette incertitude, qui le hante et qui l’oblige instinctivement à restaurer chacune de ses chambres de motel à l’image de la cellule, dont il vient à peine de quitter. Il n’est donc jamais très loin de cette solitude, qui le frappe et qui domine son corps et son âme brisés. Mais à force de tourner en rond, il finit par tomber sur une main qu’il estime gagnante, à savoir une rencontre avec une famille de substitution, composée d’une femme, dont la vitalité rime avec son humanité, et d’un jeune adolescent, perdu dans le deuil et dans la seule issue vengeresse qui le soulagerait.
C’est tout un portrait d’une nation en faillite qui se dessine, où la caricature ultime n’a que ce mot à la bouche et ses couleurs pour fait briller le blason capitaliste. La guerre est toujours derrière William, comme la plupart des héros de Schrader, avec en tête une idée de rédemption, qui se confond avec le purgatoire. Le récit avance dans le sens d’une échappatoire, qui passe par le tutorat de Cirk (Tye Sheridan), qui possède également une cicatrice de conflits qui le dépassent. Soif de se faire justice, il transgresse chaque étape qui pourrait le réconcilier à la vie qu’il menait, avant d’errer sous l’aide d’un martyr, preuve que la confiance envers la société n’est pas de mise. Ce constat se fait notamment à travers une déformation de l’image, apporté par une image 360°, aplatie dans la psyché de Tell et dans l’ivresse de Cirk. Mais au-delà la tragédie qui s’annonce, le réalisateur ne manque pas de nous rappeler que l’espoir est ce qui rend la patience au pire digérable, au mieux fusionnelle. Le tout dernier plan, qui rappelle son « American Gigolo », l’atteste et efface la cruauté, ainsi que le vide généré par son environnement.
En somme, « The Card Counter » n’est pas un gage de compromis absolu. Il entretient l’idée d’une désolation de l’Amérique, en ajoutant une nouvelle couche. Et au milieu du pli, Schrader rafle la mise, à coup de personnages torturés et parfois mécaniques, mais qui laissera tomber quelques fils au passage. On se détache ainsi des enjeux, mais juste assez pour en évaluer les risques ou les bénéfices, et juste assez pour que l’émotion passe par le bout des doigts.