À l’opposé des films Marvel et autres blockbusters de l’année 2021, Paul Schrader propose une expérience en nuances de gris où le super-héros est aussi le super-vilain. Produit par Martin Scorsese, The Card Counter est le dernier film du scénariste de Taxi Driver et réalisateur de Blue Collar.
Après un passage remarqué au festival de Deauville et à la Mostra de Venise, le long-métrage arrive dans les salles obscures françaises avec une réputation des plus flatteuses.
Au centre de The Card Counter, Oscar Isaac (William Tell), ancien militaire américain dont on sait peu de choses au départ si ce n’est qu’il sort de prison et passe sa vie entre casinos et motels cheap. Particulièrement doué, William prend soin de rester bien en-dessous des radars afin de ne pas attirer l’attention (puisqu’on compter les cartes n’est pas très bien vu lorsque l’on joue au Black Jack). Il va même jusqu’à refuser l’offre de La Linda (Tiffany Haddish) lorsque celle-ci lui propose d’être sponsorisé. Tout change cependant lorsque William croise Cirk, un jeune homme en quête de vengeance. Celui-ci lui propose de retrouver un ancien haut-gradé militaire, le major Gordo, pour le torturer et le tuer.
Cirk tient en effet Gordo pour responsable du suicide de son père et de sa vie brisée qui semble ne plus avoir de sens lorsqu’il rencontre William.
Dès lors, les deux hommes se rejoignent pour la tournée des casinos et William accepte l’offre de La Linda dans un but bien précis : offrir un nouveau départ à Cirk.
The Card Counter est le portrait d’un homme en quête d’une rédemption impossible. Oscar Isaac, génial de bout en bout avec sa poker face qui se fissure quand on l’attend le moins, incarne un militaire torturé par son passé et les crimes affreux qu’il a commis à la sinistre prison d’Abou Ghraib sous l’égide du major Gordo. Huit années de prison n’y ont rien changé, William est un homme brisé qui ne supporte plus que la routine et la répétitivité du monde du jeu. Un monde où le hasard semble réserver aux novices et dans lequel William évolue en vrai surdoué.
Paul Schrader tente l’exercice périlleux de mettre en parallèle le monde du jeu professionnel et celui du tortionnaire militaire. Pour y rester maître, il faut déchiffrer les cartes de l’adversaire mais aussi sa psychologie, pour mieux le briser et le vaincre. William évalue les côtes, calcule les chances, compte les cartes, devine les autres joueurs.
Mais William est surtout un spectre vengeur en quête de pardon.
Ce pardon, c’est en éloignant Cirk du chemin de la vengeance aveugle et brutale qu’il pense le trouver. Mais comme lui dira le vrai responsable de toute cette horreur : « Chacun est responsable de ses propres actes ».
Homme brisé, à la fois monstre et ange gardien, William se révèle par petits bouts où Paul Schrader utilise voix-off et fish-eye pour quelques séquences traumatiques qui usent les nerfs et distillent la terreur.
En réhumanisant son héros déchu, le réalisateur nous montre le pire du visage américain : une violence inhumaine, la domination de l’argent, la solitude des motels, l’artificialité de la justice. Avec The Card Counter, le spectateur s’enfonce dans les tréfonds de l’horreur bordés par les lumières chatoyantes des casinos, nouveaux temples de la civilisation américaine où le faux est roi, jusqu’au champion made in USA bouffon et arrogant.
Paul Schrader s’intéresse à l’humanité démolie de ses personnages et montre les failles, les blessures. Celles, évidentes, de William, déjà tombé en enfer mais aussi celles du jeune Cirk, battu par son père et abandonné par sa mère sans même parler de La Linda qui a déjà vu le tilt à l’œuvre sur celui qu’elle aimait. Ensemble, ces gueules cassées s’embarquent dans un road trip qui ne peut que mal tourner.
Formellement, The Card Counter mise tout sur son personnage principal, faisant reposer l’entièreté de ce récit au noir sur les épaules d’un Oscar Isaac constamment suivi et traqué par la caméra. On alterne les chambres froides et désincarnées de motels anonymes transformés en salles de torture prêtes à l’emploi et les salles de jeux clinquantes et bourdonnantes où William se concentre et oublie le passé qui le poursuit. Seulement voilà, peut-on indéfiniment fuir ses démons ? Le chemin de la rédemption sera aussi douloureux qu’il le faut et c’est en toute fin de métrage que Paul Schrader offre une porte de salut, par un geste d’amour et de pardon, le pardon d’autrui. Puisque William semble au-delà de pouvoir se pardonner lui-même.
Film cathartique où la rédemption se paye en livre de chair, The Card Counter offre un rôle magnifique à un Oscar Isaac bluffant, dans tous les sens du terme. Thriller noir qui égratigne l’Amérique d’hier et d’aujourd’hui et montre les horreurs quand on s’y attend le moins, le long-métrage de Paul Schrader s’impose naturellement comme l’un des sommets cinéma de l’année 2021.