Ici, le hors champs et le non-dit sont essentiels.
Les flashes back se dressent sur des horizons tellement ouverts, tellement d'un bloc qu'ils permettent de tout voir en permanence. Il n'y a pas d'angle mort, tout est toujours là, pleinement difforme, sous nos yeux d'un bout à l'autre de l'écran. Les hurlements, les humiliations, la torture. Guantanamo. Le traumatisme de l'Amérique. Qui fait écho à cet insupportable joueur de Poker hurlant à tout bout champs USA USA USA après chaque victoire comme la méthode Coué pour réaffirmer sur tous les tons sa grandeur fantasmée de l'Amérique... Mais le spectateur n'est pas dupe. C'est du Bluff.
Le présent du film est au contraire elliptique, lent, mutique, sous hypnose... Le surmoi façon gruyère d'un personnage étrange, sorte de croque mort tiré à quatre épingles, qui n'exprime lorsque l'émotion remonte à la surface que de la culpabilité bilieuse, écrasante. Une tristesse infinie. Il va chercher son salut en transmettant au jeune homme qu'il prend sous son aile de l'indulgence, de la gratitude, le goût de pardonner, l'envie de retourner voir une mère perdue de vue de puis longtemps pour renouer le lien filial. Comme le lien retissé d'un peuple (dont les personnages principaux sont les enfants) avec la mère patrie ? Un peu mon neveu.
Le hors champ au présent est d'ailleurs géographique ET temporel... Il en sait beaucoup sur le jeune homme mais on ne l'a pas vu mener ses recherches. On ne sait jamais qu'il a contacté la mère du protégé, personne ne sait vraiment pourquoi il traîne avec lui les outils de torture de docteur Mabuse avec gants chirurgicaux ou les habitudes ménagères de Dexter lorsqu'il recouvre tous les éléments de sa chambre d'hôtel de draps blancs épais etc. Est-il vraiment consacré tout entier aux jeux de cartes, ou comme il le dit lui-même l'idée n'est elle pas de passer sous les radars, de rester discret... Est-ce un passe-temps entre deux "contrats" ? Puisque tout le définit comme un sociopathe, un tueur en série, un tueur à gages peut-être. J'ai d'ailleurs pensé au Samouraï.
On sait simplement qu'il est rattrapé par la fatalité. La fameuse qui oblige à abattre ses cartes, dévoiler son jeu sans réfléchir, dans un emballement émotionnel (toute la description par le personnage principal d'un état "limite" au Poker est éloquent), avec le risque d'y perdre gros... C'est curieusement le même processus qui l'amène à tomber le masque en amour (ce qu'il finit par faire dans cette chambre d'hôtel).
Au final, sans vraiment s'en rendre compte les trois personnages solitaires ont lentement recomposé sous nos yeux la Trinité d'un foyer familial. Homme femme devenant amants et mère + père au regard de ce grand enfant pour lequel on a voulu rêver d'un grand avenir.
j'adore aussi la voix off du début racontant ce personnage "enfermé" et qui rêve de respirer, de grand espaces, d'ouvrir les fenêtres, de redevenir lui-même peut-être. Pas étonnant qu'on le voie déambuler dans ces casinos, ces villes champignons, ces lieux clos, ces motels, jusqu'à ce qu'il comprenne que sa prison était simplement mentale, enracinée dans ses obsessions pour les cartes et les chiffres, dans cette volonté robotique de tout maîtriser, d'anticiper les coups suivants, de conjurer le hasard du tirage, de faire l'autruche en somme pour mettre à distance ce qui le consume de l'intérieur, pour refuser de vivre avec...
Seule réserve sur le film : le personnage féminin qui manque de force, la littéralité de certains dialogues, je pense au fait que certains sous-titres soulignent exagérément l'action à l'écran (tout le segment explicatif sur la mère a aller retrouver...). et puis la lenteur et le maniérisme de l'ensemble qui m'ont gêné (pas permis de rentrer complètement dans le film) même s'ils épousent parfaitement la psyché de ce personnage coupé du monde et de lui-même. De ses sentiments. Sentiments qu'il finit par ne laisser remonter à la surface que pour le meilleur (sa relation avec elle lorsqu'il brise la glace) ou le pire (le passage à l'acte pour venger son protégé, celui par lequel il a pu redonner un sens à sa vie). Ses deux façons de "tilter" au monde.
Mais par les temps qui courent, ce que Paul Shrader nous livre de son univers (forme testamentaire sur la rédemption qui l'obsède depuis l'origine) et métaphoriquement de l'Amérique post 11 septembre en lambeaux mérite amplement le détour.