Pour moi, Marc Dugain c’est d’abord un écrivain que j’apprécie, j’ai davantage lu ses romans que je n’ai vu ses films, encore que « L’Echange de Princesses » m’avait fait bonne impression. Il a choisi d’adapter Honoré de Balzac, et se faisant, tente un pari audacieux : peut-on rendre un grand classique de la littérature du XIXème siècle suffisamment moderne pour plaire au spectateur de 2021 ? Dans la forme, on sent que Dugain a voulu apporter à son film l’ambiance qui convient à la noirceur du roman. Filmé sous un ciel perpétuellement gris, (quand il ne tombe pas des trombes d’eaux), multipliant les scènes éclairées à la bougie, rejetant toutes les couleurs vives (à part pour le personnage de Charles, fugacement), Dugain propose un film aussi austère que l’est son Félix Grandet. Nous sommes en pleine Restauration, c’est le retour de l’Ordre (après le désordre révolutionnaire et l’aventure impériale), de la contrition, comme s’il fallait expier les temps révolu qui parlaient de Liberté ou d’Egalité. La photographie du film, les costumes, la musique ultra discrète, et plus encore les décors, tout concourent à cette impression d’austérité et de petitesse. La maison des Grandet notamment, où se déroule une grande partie du film, suinte le froid et l’humidité avec tellement de réalisme que j’avais presque froid rien qu’en voyant les personnages y vivre ! Pour moi, c’était la bonne façon de construire une adaptation d’ « Eugénie Grandet », et s’il n’y avait pas quelques petits défauts, j’aurais donné à Marc Dugain un 20/20 sur la forme. Malheureusement, il y a quelques longueurs, quelques scènes contemplatives qui n’apportent pas grand-chose et durent plus que nécessaire. Et puis la fin du film est un tout petit peu trop abrupte à mon gout, on a l’impression que le générique débarque presque au milieu d’une scène, c’est un peu bizarre. A l’image d’un Félix Grandet écrasant sa famille, le jeu toujours impeccable d’Olivier Gourmet écrase un petit peu Valérie Bonneton et Joséphine Japy. Mais j’imagine que là encore, c’est très cohérent avec le sujet. Grandet possède sa famille comme il possède ses biens, il règne en maître, décide de tout, ne fait aucun cas d’une autre opinion que la sienne. C’est un homme que l’amassement de richesse rend littéralement fou, il amasse pour amasser, n’en profite aucunement. Pire, il semble jouir du malheur financier de ceux l’entourent, comme si leur infortune allait faire croitre la sienne, tel des vases communicants. C’est la version noire et tragique de « L’avare » de Molière, Harpagon faisait rire, Félix Grandet fait peur. Valérie Bonneton est très bien, dans un rôle très effacé, on est quand même un peu frustré de lui voir octroyer si peu de scènes et si peu de dialogues. Joséphine Japy est délicieuse, tout d’abord fraiche et solaire, cette héritière toute jeune elle semble s’éteindre au fur et à mesure des brimades paternelles.
Sa mue, de jeune fille timide et romantique en femme forte et indépendante, cruellement, ironiquement, c’est à son père si ignoble qu’elle le devra.
« Eugénie Grandet » est un classique, l’adapter en 2021, c’est forcément essayer de le couler dans l’air du temps. Le scénario prend donc le parti d’insister sur l’émancipation d’Eugénie. Au début du film, elle veut désespérément se marier car c’est ce que la société et la religion exige d’elle.
Le refus paternel sera tellement ferme, obstiné, inflexible qu’il aura sur Eugénie un effet inattendu et presque ironique : celui de lui épargner un mariage sans amour, un mariage de convenance dans lequel elle se serait étiolée comme sa mère. Bien involontairement, par avarice et égoïsme, Félix Grandet offre à sa fille, sa seule héritière, une vie de femme comme bien peu au XIXème siècle pouvait en jouir. On ne le sait pas forcément, mais le XIXème siècle est un siècle ultra misogyne, bien plus que le siècle des Lumières qui vient de s’achever. Eugénie Grandet est, à son corps défendant et par la faute d’un homme, une femme forte qui saura dire « non ». Si ça, ça n’est pas un message moderne ! La jeune Eugénie Grandet de Marc Dugain est une héroïne « féministe » dans une époque de régression, elle se remarque comme une fleur sauvage qui aurait poussé au milieu du béton.
Malgré ses petits défauts, le film de « Marc Dugain » est une adaptation pertinente et moderne. C’est un film, j’en conviens, bien peu glamour sur le papier. Mais si on fait l’effort d’aller le voir en salle, on en sort plutôt convaincu.