L’année 2000 fut un tournant dans la production de film de super-héros. A cette époque, le genre cinématographique marchait bien, sans toutefois avoir l’aura qu’il a actuellement. Au contraire, le genre semblait avoir du mal à se renouveler, à l’image du kitsch de certains films comme ‘’Batman et Robin’’ (le film de Schumacher, sorti en 1997 fut un échec artistique, critique, public et commercial, ne rapportant que 238 207 195 dollars pour un budget de 140 millions de dollars). C’est alors que le troisième millénaire débarquait en s’annonçant décisif pour les films de super-héros. Deux films sortis en 2000 allaient chacun à leur manière métamorphoser le genre : ‘’X-men’’ de Brian Singer et ‘’Incassable’’ de M. Night Shyamalan. Si le premier film annonçait la désormais toute puissance des Studios Marvel, capables de créer un univers cinématographique, le second film, lui, venait proposer une vision beaucoup plus réaliste du super-héros. Les deux films furent très rentables, rapportant respectivement 296 339 527 de dollars et 248 118 121 dollars (le budget étant similaire pour les deux films : 75 millions de dollars). Pourtant, la réception critique et public ne sera pas identique d’un film à l’autre. Là où le film de l’écurie Marvel fut salué par son rythme, sa capacité à faire exister une multitude de personnages à l’écran, ses thématiques etc, il n’en fut pas de même pour ‘’Incassable’’. Après avoir adoré le précédent film de Shyamalan ‘’Sixième Sens’’, les gens furent déçus par ce film-là. Par ailleurs, Disney, ne sachant pas comment vendre le film décida de présenter ‘’Incassable’’ comme un thriller. Ainsi, les gens furent surpris par le rythme très lent que prend l’histoire, ainsi que le peu d’action offert par le film. Rétrospectivement, il est indéniable qu’ ‘’Incassable’’ est un film précurseur dans sa manière d’aborder le film de super-héros de façon quasi-naturaliste.
David Dunn est gardien de sécurité dans un stade. C’est un homme taciturne qui vit avec sa femme et son fils. David Dunn est par ailleurs l’unique survivant d’une terrible catastrophe ferroviaire. S’interrogeant sur les raisons de sa survie, David croise la route d’Elijah Price, un spécialiste des comics books souffrant de la maladie de verre. Elijah lui révèle sa folle théorie : si des gens pouvant se briser les os facilement existent, pourquoi l’opposée n’existerait pas ? Elijah pense que David est un gardien ‘’incassable’’, dont le but serait de veiller sur les hommes, comme un héros de comics.
Il s’agit de réparer une méprise. ‘’Incassable’’ n’est pas un thriller, comme l’a vendu Disney. Ce n’est même pas un film de super-héros au sens traditionnel du terme. Nous n’allons pas suivre un personnage qui reçoit par hasard des pouvoirs qu’il va rapidement mettre au service du bien en combattant un fou qui veut détruire la planète. Non, M. Night Shyamalan opte pour une approche moins orthodoxe en décrivant un moment précis dans la vie du super-héros : à savoir, sa naissance . Et ce choix est déjà une idée géniale parce que ce moment est fondamental dans l’identité du super-héros. Hélas, ce moment est souvent égratigné dans ce genre de film qui vont directement vers les actes super-héroïques. Pas ici, Shyamalan aime prendre son temps. Parce qu’il faut prendre son temps pour comprendre ce qui pousse le héros à s’assumer comme tel. La force de Shyamalan, c’est justement de percevoir parfaitement cette bascule du monde réaliste dans lequel vit Dunn vers le monde fantastique qu’espère découvrir Elijah Price. Il le fait par le biais du scénario (où Dunn découvre petit à petit tout le long du film ses capacités) mais aussi par le biais de sa réalisation, brillante et intimiste. Le monde de Dunn est filmé en plans séquences qui immergent immédiatement le spectateur dans le quotidien banal de Dunn. On pense au second plan du film où la caméra en partie caché par les fauteuils filme en un seul plan la discussion entre David et sa voisine du train. C’est le caractère anodin et banal de la vie de David qui nous permet d’être en empathie avec ce héros triste et mélancolique. Mais peu à peu, le fantastique s’infiltre et vient parasiter ce réalisme via le personnage d’Elijah. C’est un être qui voudrait croire au fantastique et qui voit en David le moyen de retrouver ce qu’il a lu dans les comics. Mais là encore, Shyamalan ne perd pas de vue le réalisme. Paradoxalement, la manière presque naturaliste de filmer permet de renforcer la crédibilité du fantastique. Ainsi, l’ouverture qui montre la naissance d’Elijah est à la fois réaliste (filmé en un seul plan) et étrange (l’importance du miroir et la dissimulation du bébé). L’étrange naît aussi de la musique de James Newton Howard, alternant thèmes minimalistes (où seul est utilisé le piano) et thèmes plus dynamiques opérés par de puissants crescendos.
On l’aura compris, la réalisation de Shyamalan fait le café. Mais la force du film repose aussi sur son scénario et ses acteurs. Car le film aborde des thématiques rarement soulevées par les films de super-héros. Il faut en effet se poser la question : en se concentrant uniquement sur la naissance du super -héros, que veut donc nous dire Shyamalan ? Pourquoi ce moment-là et pas un autre ? Outre la réponse la plus évidente (parce que c’est le moment où le héros se questionne le plus), c’est bien dans le cinéma en général de Shyamalan qu’on peut trouver la véritable réponse. Chez Shyamalan, l’homme doit trouver sa place dans le monde. Tant qu’il n’y parvient pas, son quotidien sera placé sous le signe de la faiblesse.Une faiblesse physique (les héros des films de Shyamalan ont souvent un handicap, c’est le cas ici d’Elijah, rongé par la maladie du verre) ou morale (les héros de ‘’Sixième Sens’’ et de ‘’Signes’’ sont comme David des êtres tristes) que le héros doit combattre. Mais plus important qu’ ‘’être’’, c’est ‘’croire être’’ qui compte vraiment. ‘’On est ce qu’on croit être’’ dira Dennis, l’anti-héros de ‘’Split’’. Et ‘’Incassable’’ entre parfaitement dans cette optique. Dans le paysage du film de super-héros, David Dunn est atypique dans la mesure où il dispose de ses pouvoirs depuis longtemps. Pourtant, il ne prend conscience de ses dons que tardivement dans son existence. Il lui faudra l’intervention de son contraire Elijah pour s’en rendre compte. Ce qui permet au réalisateur d’aborder la notion de déterminisme. Notion double et centrale dans le film puisqu’il y a d’abord un déterminisme qu’on pourrait qualifié de ‘’réel’’. David est destiné à être le héros. Car si David émet pendant toute la première heure de film des doutes vis-à-vis de ses capacités, Elijah identifie bien l’insatisfaction et la frustration qui habitent David. En effet, David a du mettre de côté sa carrière sportive (qui s’annonçait brillante) pour se ranger et fonder une famille. C’est quand enfin qu’il s’accepte en tant que héros que sa tristesse matinale le quitte. Shyamalan croit aux talents et aux capacités des hommes, ces derniers ne devant pas hésiter à les exploiter (comme le fait Elijah avec les comics, finalement et malgré son handicap, Elijah est une figure plus libérée que David). Mais un danger guette le potentiel humain : c’est un second déterminisme, cette fois-ci factice qui peut hélas freiner l’homme dans l’exploitation de ses talents. On reconnaît ici le déterminisme social. Parce que c’est bien un déterminisme social qui a empêché Dunn de se comporter en héros pendant toutes ces années. Et c’est là où le travail de Shyamalan sur le réalisme est essentiel pour que le film fonctionne. Les super-héros ? Pour David cela n’existe que dans les comics ! Dans sa banlieue bien proprette, avec sa femme qui ne supporte pas la violence, tout conditionne David à mener une vie (trop) tranquille par rapport à ce qu’il est réellement. Il lui faudra l’acharnement d’un annonciateur (Elijah) et les encouragements de son fils pour que David ait la révélation. D’où le contexte réaliste qui empêche David de prendre conscience de sa force. Voilà pourquoi Shyamalan décrit avec minutie la routine, élément néfaste à l’émergence de talent. Trouver sa place, quoiqu’il en coûte. Intervient alors le retournement final, superbe. Superbe, en ce sens qu’il est parfaitement logique avec les idées développées par Shyamalan. Le final vient nous révéler que ce n’était pas simplement la quête identitaire d’un homme (David) pour savoir qui il est vraiment. Non, en fait, un deuxième homme (Elijah) dans l’ombre cherchait aussi à savoir qui il est réellement. Et c’est en reproduisant trait pour trait dans la réalité ce qu’il a lu dans les comics qu’Elijah se trouve.
Enfin, Elijah comprend qu’il est l’ennemi ultime de David. Si les oppositions des deux êtres (physiques et psychologiques) permettaient à Elijah de deviner son statut d’antagoniste, c’est bien leur complexe relation qui vient confirmer son statut d’antagoniste. Un cliché répandu dans les comic books réside dans la naissance du super-héros et du super-vilain. Souvent, l’un est responsable de la naissance de l’autre et vice-versa. Un exemple cinématographique : celui de ‘’Batman’’ de Tim Burton (1989). Dans ce film, le gangster Jake Napier assassinait les parents de Bruce Wayne sous les yeux de ce dernier. Ainsi naissait symboliquement Batman, justicier nocturne. Bien des années plus tard, Batman se venge en balançant Napier dans une cuve d’acide, lequel en sortait atrocement défiguré. Ainsi naissait le Joker, psychopathe clownesque. Dans cet exemple, le méchant crée le super-héros, puis le super-héros crée le super-méchant. Ce schéma-là est la résolution d’ ‘’Incassable’’ puisqu’ Elijah l’a parfaitement appliqué dans le monde réel. En faisant dérailler le train, il révèle le potentiel de David et est donc à l’origine du super-héros. Et David Dunn en s’acceptant en tant que justicier fait d’Elijah son pire ennemi dans la scène finale. Elijah devient donc le super-vilain.
Ça y est, les deux principaux protagonistes ont trouvé ce qu’ils sont vraiment.
Soutenus par deux acteurs à leur top niveau (Bruce Willis dans son meilleur rôle surprend par sa sobriété teintée de tristesse, et Samuel L. Jackson est poignant dans un rôle très misanthrope ), un scénario subtil et une mise en scène au cordeau, ‘’Incassable’’ n’est certes pas le film de super-héros le plus distrayant qui soit. Le film n’en demeure pas moins la proposition la plus pertinente que le film de super-héros ait connu. ‘’Incassable’’ confirmait aussi l’incroyable prodige M. Night Shyamalan, qui connaîtra l’enfer avec ses blockbusters avant de renaître de ses cendres avec ‘’The Visit’’ et ‘’Split’’.