En arabe, Malika est une reine. En voici une, assise, âgée, seule au bord de la route de Tamanrasset, à dix heures d’Alger, 143 rue du désert (mention spéciale du jury du festival), dans une masure en plein Sahara où elle sert le thé, le café ou une omelette aux chauffeurs routiers ou à de rares touristes. Entre vents de sable et canicule, « gardienne du vide », elle y finit sa vie : « J’accepte ce que Dieu me donne ». Sa vie, elle ne s’étend pas volontiers dessus. Il faut l’écoute d’Hassen Ferhani pour qu’elle la révèle peu à peu. Une écoute sans doute proche du temps passé à capter les incertitudes et les élans des ouvriers de l’abattoir de son précédent film, Dans ma tête un rond-point, pour saisir un souffle, l’esprit du lieu, en même temps que la condition ouvrière contemporaine. On retrouve la même sensation ici que l’écoute ouvre le réel. Le credo est cette fois que saisir ce temps qui passe donne épaisseur au temps passé. En livrant des bribes de sa vie, dans ses attitudes et sa détermination, femme face aux hommes, Malika est une métaphore de l’Algérie d’hier et d’aujourd’hui, une Algérie qui fut belle mais fut « trahie pour de l’argent ».
Il ne se passe pas grand-chose, mais l’intensité des échanges est fulgurante. La porte ouverte sur la route est une camera obscura. C’est l’Algérie qui franchit le pas, ces chauffeurs déprimés par la hausse du prix de l’essence, ce resto-café moderne qui s’installe à la station-service en face, ultime concurrence à la fraternité, et cet homme qui a perdu sa fille et cherche son frère. « Les gens mentent mais ils ne savent pas mentir », réagit Malika. Le passé ressurgit, ces accusations de ramener de l’alcool et des femmes, le rejet de sa différence et de sa liberté de ton.
Un accident sur la route ? La caméra reste distante, ne quitte pas l’ancrage de la masure de Malika. Elle laisse la réalité venir à elle. Pas de sensationnel, que de l’écoute. Des plans fixes. Pas de musique pour entendre le trafic et le vent, ou bien le silence, jusqu’à ce que la musique se déchaîne (“Qu’Ran” de Brian Eno and David Byrne), le temps d’une émotion, ou que le film se termine, soudain lyrique, sur le chant traditionnel amazigh a capela de Taos Amrouche.
Un homme (Chawki Amari, auteur du roman Nationale 1 qui a présenté Malika au réalisateur) joue avec le fenestron, comme si c’était le parloir d’une prison. « Vous m’avez laissé une place dans le monde, je suis ici », lâche Malika. Elle est au centre géographique de l’Algérie. Elle en est la mémoire fragmentée. Rien de précis : Malika gardera son mystère. Car l’enjeu n’est pas de savoir mais de ressentir. Car le monde de Malika est menacé et que quelque chose de profond va se perdre, que nous avons encore du mal à saisir. Car là-bas, dans ce relais routier au cœur du désert, se joue un peu de notre avenir.