Depuis 20 ans, à chacun de mes anniversaires, ma femme m'offre une paire de chaussettes. C'est un rituel. Sans même avoir ouvert le paquet, je sais ce qu'il y a dedans. Stéphane Brizé est la chaussette du cinéma français : on connait le contenu sans même avoir vu le film. C'est toujours le même propos, la même histoire, la même vision caricaturale du monde de l'entreprise : celle des salauds de patrons et d'actionnaires qui pressurent jusqu'à la mort les pauvres ouvriers. Un manichéisme poussé à son paroxysme.
Ma critique est téméraire car je devine déjà les objections : "Mais pas du tout, ce monde existe, ces entreprises qui ferment, qui délocalisent, ces plans de restructuration, cette souffrance des salariés, tout cela est une réalité". Et c'est vrai. Mais le problème n'est pas là.
Le problème de Stéphane Brizé c'est qu'il déforme la réalité à des fins idéologiques. Il porte la lumière de son projecteur sur la partie qui l'arrange, occultant l'amont et l'aval de la question sociale qu'il prétend traiter. Imagine-t-on un film pleurant les morts allemands à Dresde en 1945, dénonçant des bombardement alliés assassins, sans mettre l'événement en perspective ? C'est pourtant ce que fait Stéphane Brizé pour parler de la société capitaliste.
L'entreprise industrielle est au coeur d'un ensemble "conception - production - distribution". La mondialisation a mis sous concurrence la partie productive et fortement accru le processus d'externalisation. Les ouvriers occidentaux en sont les victimes directes (et tout le monde a de l'empathie pour ces salariés) MAIS ce processus économique de mise en concurrence n'a pas que des conséquences néfastes : dans les pays où la main d'oeuvre est à moindre coût il permet la croissance et l'essor de la consommation (osons comparer le niveau de vie des Chinois sous Mao avec celui de leurs petits-enfants) et, dans les pays développés, il participe à la satisfaction des besoins des populations par des prix moins élevés et, surtout, génère des millions d'emplois dans la conception, le transport, le marketing, la distribution et bien d'autres secteurs, grâce à l'accroissement de la productivité et des échanges. Pour preuve, rappelons que plus de 80 % des actifs français oeuvrent dans le secteur tertiaire.
Soit Stéphane Brizé occulte volontairement cet aspect ce qui serait intellectuellement malhonnête, soit il ignore les ressorts de l'économie capitaliste dont il dénonce les méfaits. L'irréalisme de nombreuses scènes (les rencontres avec la Direction, le plan d'économie, la procédure de licenciement) incite fortement à croire qu'il ne maitrise pas son sujet. Au lieu d'un film subtil sur notre rapport schizophrénique à la mondialisation, le spectateur a droit à un épisode de Oui-Oui, celui où il découvre le monde de l'entreprise avec ses gentils ouvriers et ses méchants actionnaires ! Et si la réalité était plus complexe ? Et si nous étions également responsables de ce que nous dénonçons ?
Si Stéphane Brizé veut sortir du monde binaire où ses certitudes l'ont enfermé, je lui recommande de voir l'excellent "Ceux qui travaillent" d'Antoine Russbach, qui traite du même sujet avec beaucoup plus de subtilité et, puisqu'il aime dénoncer les affres du capitalisme et de la mondialisation, je l'invite à ouvrir un manuel d'histoire de lycée pour constater ce à quoi ont abouti les nombreux systèmes économiques alternatifs qui, au XXe siècle, ont refusé la loi du marché.