J’ai dû vérifier la date de sortie plusieurs fois (1973, 1973, 1973) pour en être sûr ; quelle rupture dans le style de Max von Sydow qu’on voit tout juste sortir du premier Bergman en couleur ! Quelle rupture tout court dans le monde du cinéma que ce film qui aurait pu dater des années 1990. Diantre, mais c’est à se demander si je n’y aurais pas cru, eussé-je été un peu plus inculte, si l’on m’avait dit qu’il datait des années 2000.
Sans se vouloir originale, il est totalement compréhensible que l’œuvre de Friedkin ait fait sensation. Et le plus étonnant, c’est qu’elle n’a pas vieilli, sauf du côté de la terreur qu’elle est censée inspirer : on ne fait plus évanouir les foules avec, et c’est assez révélateur de la maturité croissante des audiences. L’Exorciste est un dyke, le morceau de roc qui émerge du sol non parce qu’il a poussé, mais parce que son enrobage s’est délité. Il n’en résulte que la plus positive des conséquences, celle dont souffrent les livres âgés en gagnant leur géniale senteur de vieux papier, même si leur essence est un tant soit peu périmée.
Filmant avec un regard diagonal au sourire cruel, Friedkin arrive à faire une introduction presque naïve, qui faisait d’ailleurs secouer la tête à tout Hollywood. On le qualifiait de ridicule, ce cinéaste qui rendait la mise dans l’ambiance importante jusqu’au détail, et jusqu’à emmener l’accent suédois de von Sydow en Iraq avec quelque lente contemplation. À se demander si le passage fugace d’enfants déguisés pour Halloween n’est pas un clin d’œil à ceux dont il cherche le contrepied, et faisant attendre au spectateur attentif la même chose que de tous les autres. Très parlante, aussi, la Warner-Bros-ception qui donne carrément une séquence de tournage d’un film dans le film aux grands producteurs.
Mais ce naturel, il va le chercher dans une prestation qui bénéficie de son époque dans la manière qu’il a de réconcilier les générations. Cinq ans avant et ç’aurait pu être à côté de la plaque. Mais tout le casting est parfait, y compris Linda Blair (à 14 ans, elle « possède » le corps d’un personnage de 12) dont il valait mieux qu’elle ne réalise pas le potentiel choquant de ses lignes. Lignes qui, il faut bien l’admettre, font toujours se soulever un sourcil ou deux dans notre monde… sourcilleux.
Friedkin a vu juste sur un point : la rupture est l’apanage de l’horreur. Mais là où le genre aime à glisser des ruptures de ton ou des screamers, ainsi qu’à plonger decrescendo dans l’enfer, le réalisateur préfère donner une fréquence à la sienne, créant un clair-obscur atmosphérique (la vraie couleur du film tire plutôt sur un noëlesque rouge et vert) qui fait s’opposer périodes de grand calme et délires effrayants dans un intervalle de temps réduit ; des espèces de montagnes russes, et en tout cas une technique précurseure qui, puisque imbattue, est sûrement à l’origine du lustre de modernité recouvrant le film. Ce n’est pas vraiment devenu plus lent ni moins efficace avec le temps, sauf peut-être dans la scène même de l’exorcisme dont la folie des grandeurs grandissantes nous a donné l’envie qu’elle traîne un peu plus.
Et puis, finalement, ce n’est pas un tant un film d’horreur qu’un drame surnaturel horrifique. La mise en contexte prend son temps (merci à la version étendue qui nous permet d’admirer un peu plus longtemps les instantanés les plus brefs de la maîtrise des ruptures et des transitions) de sorte qu’on s’attache sans y faire attention aux protagonistes. Raison de plus d’en vouloir à cette fin si controversée qui oublie de satisfaire notre empathie en plus d’être opaque. Mais l’empathie se révèle autrement, et la lente introduction devient rentable pour crédibiliser les personnages dans leurs positions un peu abracadabrantesques : une star, un prêtre-psychiatre, un exorciste d’expérience, et puis une âme possédée, rien de moins.
En bon drame, L’Exorciste tient l’incompréhension comme un obstacle et un moteur ; un démon ? Jamais de la vie… Jusqu’au moment de la concession (ne lisez pas « confession »), qu’il a été intelligent de donner aux scientifiques, devant alors se débrouiller avec la responsabilité de leurs dires… Quoique, même avec le coup de gueule d’une mère outrée, la scène des quatre-vingt-huit médecins conseillant l’exorcisme reste assez piètre. Un bridge qui eut pu être mieux joué.
Mais la méthode de Friedkin tient surtout en ce qu’elle fait scandale. C’est là aussi que se joue sa modernité, dans l’expression saine de tabous nous évitant d’avoir l’impression que les interprètes sont des orateurs de l’ancien temps (sauf Lee J. Cobb). Car ce sont les tabous qu’il exorcise. Son eau bénite : le maquillage, qu’il prend trois heures par jour à étaler sur Von Sydow et Dieu sait combien de temps sur Linda Blair. Sa croix, il la brandit comme il la porte sur son dos : les trucs et astuces, sa conscience hors du temps que ses ruptures ne sont pas qu’une histoire de timing mais aussi de design.
J’ai vraiment été épaté par L’Exorciste. J’ai vu beaucoup de films qui semblaient se ficher totalement de leur année de sortie et paraître très modernes rétrospectivement. Mais L’Exorciste tient la palme de la catégorie à mes yeux, et sa popularité ne m’a en rien influencé ; je m’attendais à rire du film là où il effrayait les gens jadis, mais je l’ai pris très au sérieux et l’ai admiré en tous points.
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