Avoir enchaîné une quarantaine de films depuis le déconfinement offre inévitablement un spectre de l'émotion cinématographique assez large: la déception avec "Benedetta" "Le dernier Voyage" et "Ibrahim", les yeux qui brillent du début à la fin avec "Gagarine" "Bergman Island" et "Sound of Metal", le sentiment d'avoir manqué le film avec "Annette" où "Mandibules".
Ce spectre des émotions est ce qui me convainc au plus profond de mon cœur que pour l'instant, "Titane" est ma plus forte expérience cinématographique de l'année 2021.
L'aimer où le détester revient dans les deux cas à se faire juger, donc autant y aller directement:
Julia Ducournau offre une évolution à son cinéma équivalente à Xavier Dolan lorsqu'il nous a offert “Laurence Anyways": Les bases posées sur "Grave" sont prolongées, étendues, renforcées et sublimées. Le rapport au corps, à la chair, le décalage d'un personnage principal qui est en constante bascule entre être la proie et le prédateur de son environnement. Ce qui change ici: tout le reste
Pour succéder à l'ancrage de la narration dans un certain réalisme dans "Grave", Ducournau part dans la direction opposée et transforme chaque image de "Titane" en une peinture couleur néon libre d'interprétation, chaque scène apportant une réflexion qui sera propre à chaque spectateur. Chaque choix de cadre, de lumière, de mouvement, tout à quelque chose à raconter, car c'est bien beau de considérer que "Titane" n'a rien à raconter mais si on ne fait qu'écouter, la limite de la narration est en effet bien vite atteinte dans cette optique. Le film se distingue d'ailleurs par la rareté de ses dialogues, au point que certains personnages viennent à s'en demander pourquoi la parole ne vient pas.
Il est déconcertant c'est vrai de nager entre des enjeux clairs contre des scènes surréalistes où même en écrivant cette critique une semaine après, mon interprétation dessus varie encore.
De là on pourrait dire que on trouve le film beau sans avoir réussi à justifier ce qu'on en interprète, donc personnellement: "Titane" c'est la violence des corps qui s'entrechoquent, le trouble de voir un être en décalage constant avec son monde et de le craindre autant que d'essayer de le comprendre avec le risque qu'il devienne une possible bombe humaine au sein d'un environnement socialement conditionné, la dualité des genres et sa frontière qu'on peut brouiller même avec pour but d'assurer l'instinct de survie, l'amour sacro-saint de la parentalité amenant autant à la folie qu'au chaos autant du côté de la paternité que de la maternité, la violence du sexe, de l'amour, du titane qui cogne.
Le choix visuel d'avoir un bout de cerveau constamment visible sur le crâne de notre personnage principal, y compris sur le poster, en dit beaucoup: nous devrions tous nous conditionner à marcher dans le même sens, à être aussi solide que notre prochain, mais notre fragilité rend ce but utopique perdu d'avance, et si nous nous écartons de ce chemin, si nous nous blessons, nous tendons à devenir des marginaux, "des monstres qu'on laisse entrer" comme l'a dit Julia Ducournau.
Nous sommes toujours a ça de devenir des monstres qui ne trouveront refuge qu'auprès de monstres aussi à vif que nous, et toute tentative de s'insérer hors de l'abri pour entrer au contact de la société tend à l'échec de manière directe où à retardement.
Mais les monstres sont bien là, ils donnent de l'amour, ils enfantent en dehors des sentiers tracés, ils peuvent chercher la paix mais s'exposent au risque de voir leur animalité ressurgir à tout moment. Nous ne sommes pas tous fait de la même chair et nous sommes voués à nous entrechoquer comme une voiture contre le bitume.
Tout ça c'est déjà beaucoup, et il serait long d'exposer le travail visuel constamment dans un surréalisme aussi recherché que sublime, où le jeu d'acteur est impressionnant surtout lorsque les personnages se retrouvent en duel, où encore la sélection musicale extrêmement juste qui touche du doigt le magnifique dans son final.
De manière générale, il est extrêmement fort de voir Ducournau porter avec son sang des scènes qu'elle ressentait au fond de ses tripes et de ne pas avoir cherché à les amenuiser au risque d'en réduire l'impact, la scène de la voiture a la carrosserie de flammes où le final en sont les preuves. On peut également saluer une utilisation de la violence qui dérangera (la salle était très réactive) tout en sachant trouver sa juste limite avant de sombrer dans le gratuit debilisant (et pour avoir rattrapé "Jigsaw" avant de voir "Spiral a Saw Story", oui là on est dans le gratuit débile et pathétique de par l'absence de confiance en la violence montrée). Julia Ducournau ne fait pas du gore où du gratuit, Julia Ducournau trouve simplement intéressant d'offrir peu de violence mais placé pile là où on ne veut pas la voir s'exercer.
Ducournau dit elle même que son film est imparfait, et cela est libre d'interprétation: est ce que le film a de concrets défauts où est ce que l'expérience sera tellement propre à chacun que ce qui marchera pour certains sera pitoyable pour d'autres ? Sûrement un peu des deux, un peu de recul et un second visionnage lorsque viendra sa sortie blu-ray qui précisera sûrement mon rapport à la question. Cependant, il serait malhonnête de faire l'impasse sur ce qui a pu me rebuter sans pour autant gâcher mon plaisir : un premier tiers parfois trop vague et brusque, un rapport à l'automobile qui n'est pas le moteur entier du film mais qui réapparaît parfois de manière trop rare et soudaine, surtout quand on nous oriente dessus dès l'introduction. Rien de bien choquant, et sûrement que sur mon deuxième visionnage je n'y ferai plus attention, ayant déjà la structure du film en tête
Mais déjà en soit, Titane est une réussite pour cela: avoir créé un rapport au public aussi imparfait et monstrueux que ses personnages. Titane c'est une expérience à la force si rare, un film qui fonce tout droit en croyant fort en lui au risque de tout péter en passant. Cela faisait tellement longtemps qu'on n'avait pas vu un débat aussi sanguin autour d'un film et qui risque de durer longtemps.
Qu'on l'aime ou qu'on le déteste, le film est assez fort pour empêcher toute possibilité de créer une réaction neutre en visionnage. Immonde pour certains, prophétique pour d'autres dans une année un peu molle cinématographiquement pour l'instant alors qu'essentielle pour l'avenir de la culture, Julia Ducournau à vomi toutes ses tripes pour rappeler que le cinéma ne se limite pas à un bête divertissement mais fait office au contraire lorsqu'il est fort, d'une véritable confrontation, entre ce que nous voyons de lui et ce que nous voyons de nous
Même dans ses fragilités, même face au rejet, la proposition est tellement forte et je ne m'attendais pas à y être aussi réceptif. Avec une quarantaine de films vus pour l'instant cette année, aucun ne s'est révélé avoir autant de sublime à mes yeux que celui-ci. Aimez le et parlez en pendant des heures où résumez le à de la pornographie vulgaire et prétentieuse accompagnée de violence gratuite, vous ne pouvez y être indifférent.
Ce film c'est du solide, c'est du titane.