« Lumière, l'aventure continue » est un documentaire réalisé par Thierry Frémaux, le second après « L'aventure commence » qui est consacré aux films restaurés des Frères Lumières. Il a été diffusé en avant-première le 12 mars 2025. Le film contient une sélection de 120 films de 1895 à 1902 - parmi les 2000 films réalisés par les frères Lumières - commentés par Thierry Frémaux, accompagné de la musique du compositeur français Gabriel Fauré, et regroupé selon certaines thématiques. Chaque film dure 50 secondes et parmi eux figure les 10 premiers films projetés avec le Cinématographe à un public payant le 28 décembre 1895 à Paris, à savoir :
- La célèbre sortie d'usine Lumière dans le quartier Monplaisir à Lyon
- La voltige où un soldat monte avec dynamisme sur un cheval
- La pêche aux poissons rouges où un bébé se penche sur un bocal
- Le débarquement du congrès de photographie à Neuville-sur-Saône
- Les forgerons
- L'arroseur arrosé, premier plan comique où un jardinier est victime des espiègleries d'un enfant
- Le saut à la couverture où des militaires s'amusent à effectuer des sauts
- La place des Cordeliers à Lyon où la foule se déplace et un tramway passe
- La baignade en mer
D'autres plans, comme le débarcadère d'un paquebot, les chorégraphies équestres dans une prairie face à un château embrumé en Allemagne, les exercices d'une compagnie militaire ou encore l'alpinisme en haute montagne, sont impressionnants et magnifiques. Quelques plans font office d'archives comme ceux de l'exposition universelle à Paris. Certains plans, plus intimistes, comme les querelles de nourrissons, la cérémonie du thé au Japon ou encore des plans plus mouvementés comme des scènes de liesse et de fêtes laissent apparaître la vie d'autrefois à l'écran. On ne peut qu'être ému face à ces regards qui se tournent pour la première fois, souvent avec une sorte de joie juvénile, face à cette nouvelle machine qui les enregistre et, en un sens, les met à l'abri de l'oubli.
C'est avec une certaine émotion qu'on découvre ainsi les premiers plans jamais tournés et qui sont très intéressants sur de nombreux points. D'abord, c'est la démonstration d'une technique, celle du cinématographe, qui parvient à conserver une empreinte des choses du monde. Contrairement à la photographie ou à la peinture, cette empreinte est en mouvement et permet à la vie, soumise au passage et au changement, d'être conservée, et d'être à l'abri de toute péremption, de tout oubli. Le cinématographe rapproche donc l'homme de sa quête de l'immortalité car il parvient à retenir ce qui passe, il est comme le Saint-Suaire, il crée une trace matérielle des choses, donnant davantage de dimension à la mémoire. Mieux encore, en parvenant à enregistrer des images animées contrairement au daguerréotype, l'invention des frères Lumières restitue le réel dans toutes ses dimensions (à l'exception de la couleur et du son) et est fidèle à ce qu'on observe à partir de notre propre système optique : les formes, la profondeur, mais surtout le mouvement. Désormais les images sont animées, et, en voyant ces plans, il faut presque l'entendre au sens propre, le cinématographe donne un supplément d'âme à ses images : le cinéma est l'art du mouvement, écrira plus tard Deleuze.
On voit alors s'ouvrir deux nouvelles dimensions : celle du spectateur, et celle du comédien. En regardant ces images animées, nous devenons spectateurs : notre regard prend de la distance vis-à-vis de ce qu'il regarde, il observe ce qui défile devant lui, ce qui lui donne une position toute particulière : celle du voyeur. Par exemple, en observant un jeune garçon mettre son pied sur un tuyau pour empêcher l'écoulement de l'eau et le relâcher subitement pour arroser un jardinier par surprise, on adopte un point de vue omniscient sur la scène. Celle-ci ne nous est pas montrée à partir d'une subjectivité (celle du jardiner ou celle du garçon) mais à partir d'une position théorique, celle d'un œil qui est déconnecté de la réalité immédiate. Cette séparation crée une sorte de distance entre ce qui est montré à l'écran et ce que le spectateur expérimente : le cinéma est né. Le cinéma crée une sorte de "fenêtre" à travers laquelle le spectateur regarde des vies, des histoires, ou des émotions qui ne lui appartiennent pas. Le spectateur est placé dans une position où il peut observer des événements qui se déroulent dans un espace clos et intime, souvent avec une sensation de "regarder sans être vu", une expérience très proche du voyeurisme. L'idée de "regarder à travers un écran" dénote un rapport passif où l'on observe la vie des autres, tout en restant extérieur à celle-ci. À ce titre, les plans Lumières font du spectateur un flâneur, un curieux, quelqu'un qui observe le monde sans être vu, et qui donne, par son regard, de l'intérêt et de la valeur aux scènes les plus banales de la vie quotidienne : avec le cinématographe, un coin de rue, des jeux d'enfants, des travailleurs, des arrivées en gare deviennent digne d'intérêt. Le réel, parce qu'il est observé à partir d'un nouvelle perspective, semble porter en lui un surplus de sens.
L'image cinématographique ouvre donc un nouveau mode de perception, une manière particulière d'entrer en contact avec le monde. La multitude de plans où le mouvement abonde renforce cette dynamique : on observe du mouvement (une foule, un train, des bateaux, des parades militaires) sans y prendre part, que ce soit le spectateur qui reste assis sur son siège ou même la caméra qui reste fixe et figée au sol (même si certains traveling, autrefois appelés des panoramas, comme celui de Venise filmé à partir d'un bateau en mouvement, travaille déjà sur cette impression de caméra en mouvement). Mais, pour l'instant, l'intention du réalisateur est minime, voire absente.
C'est pourquoi, en premier lieu, le cinématographe porte en lui une vocation documentaire, il est une nouvelle fenêtre sur le monde, qui archive ce qui s'y déploie. Il élargit le champ de vision, il permet de voir ce qui, sans lui, ne peut être vu, soit parce qu'on n'y a pas accès (la vue des colonies, les rues du Japon, les paysages maritimes), soit parce qu'on l'a manqué (un défilé, une parade), soit parce que le regard ordinaire, trop habitué à reconnaître ce qu'il connaît déjà, est incapable de saisir. Contrairement à notre organe visuel, la caméra fixée à un endroit enregistre tout, sans donner de préférence à une information parce qu'elle est plus utile qu'une autre. Contrairement à notre oeil, la caméra est neutre. Derrière cette gratuité de l'image cinématographique on peut saisir de nouveaux rapports : par exemple, alors qu'un gendarme surveille un appareil lors d'un défilé de voitures, il ne prête pas attention à un homme qui traverse la route subitement et dangereusement. Ce plan est involontairement comique ; en enregistrant tout, la caméra laisse à la disposition du spectateur le soin d'effectuer des rapports qu'il n'aurait jamais faits en temps normal : le cinématographe nous rend donc attentifs au réel. Ce qui est intéressant dans ces premiers plans, c'est l'usage qui est fait de la caméra, qui offre un regard SUR les choses et non un regard DEPUIS la conscience d'un observateur. Avant d'être un art, le cinéma a d'abord la vocation de servir, sur un mode scientifique, au témoignage. Il appartient à la tradition du réalisme qui met l'accent sur l'objectivité des choses plutôt que sur la subjectivité d'un observateur (la manière dont un individu perçoit les choses). Ces plans montrent très bien que la première fonction du cinéma est de documenter le monde, de nous intéresser au réel et à sa diversité.
Pourtant, si Louis Lumière nous offre le spectacle du monde, il utilise déjà sa caméra pour mettre le monde en spectacle. D'abord, c'est très spontanément et sans aucune volonté de réalisation que ceux qui comprennent qu'ils sont filmés adoptent une attitude particulière. Un père de famille comprend qu'il est filmé et enregistré, que ce moment est spécifique et qu'il doit donc s'y adapter. Après tout, il se demande ce qu'il peut bien faire devant une caméra, ce qui de lui doit être montré et enregistré. Alors, il déploie une attitude nouvelle, celle du comédien, il joue et met en scène son nourrisson. En un sens, ce père de famille nous parle, il nous arrache à la dissimulation en nous faisant comprendre qu'il a pris connaissance de notre présence de spectateur. En se mettant en scène, il devient comédien. La caméra transforme la situation la plus naturelle en scène de spectacle : par le positionnement de la caméra, par le choix de ce qui est montré, par l'attitude des "acteurs" qui comprennent que ce qu'ils vont faire va perdurer dans cette petite boîte et veulent offrir leur geste à la postérité. L'intention est résiduelle mais elle n'est jamais absente. Même dans les plans réalistes, le cinéma n'est pas neutre. Une fois filmée, l'image n'est plus innocente. D'ailleurs, l'esprit du spectateur va naturellement rechercher un propos derrière ce qui est montré. Même derrière l'image la plus banale, il se demandera pourquoi elle a été filmée et si l'image a du sens. La vie s'offre au jeu, le cinéma est né.
En somme, ce qui est émouvant derrière ce documentaire, c'est de percevoir la portée du cinéma, qui est à la fois un outil d'enregistrement du réel qui montre la beauté et la diversité du monde, mais aussi un art qui a pour mérite de mettre en scène tout ce qu'il enregistre. La beauté du cinéma tient autant à ce qui est filmé qu'à la manière dont cela a été filmé et sera vu et interprété par le spectateur. Le cinéma ouvre donc une nouvelle communication avec le monde, avec ce qui nous échappe, mais qui, une fois enregistré, porte notre marque ou, avec toutes ces scènes de la vie quotidienne, qui, une fois filmées, s'offrent à l'analyse et peuvent être vues sous un angle nouveau à partir d'une lumière nouvelle. Le cinéma est un art parce qu'il fait apparaître de l'intention dans ce qui était initialement dépourvu, il permet de mettre la vie sur une scène et de mettre en scène notre vie.