Antigone, jeune Kabyle dont les parents ont été tués en Algérie pendant la décennie noire, est réfugiée au Canada avec sa grand-mère. Si sa sœur et elle vivent une enfance sans problème, ses deux frères ont versé dans la délinquance. Lors d’une interpellation, l’aîné, est tué par la police ; le cadet, est incarcéré et menacé d’expulsion. Choisissant d’écouter son cœur, Antigone décide de violer la loi des hommes en organisant l’évasion de Polynice.
Couronné par cinq prix aux Oscars canadiens (dont celui du meilleur film et de la meilleure actrice), "Antigone" transpose dans le Canada contemporain la pièce de Sophocle, comme Anouilh l’avait déjà fait dans la France de l’Occupation. Sophie Deraspe en a gardé les prénoms des principaux protagonistes d’une élégance hors du temps : Etéocle, Polynice, Ismène, Hémon…. Manque à l’appel Créon, le roi de Thèbes qui chez Sophocle prononce la condamnation à mort d’Antigone : cette figure de l’autorité prend successivement chez Sophie Deraspe les traits du policier qui interroge Antigone, de la juge devant laquelle elle comparait, de l’éducatrice qui l’accueille en centre fermé.
Surtout, Sophie Deraspe reste fidèle à la figure intemporelle d’Antigone. On le sait depuis le lycée, elle présente deux caractéristiques. Le premier est le plus connu : Antigone se rebelle contre la loi des hommes (l’ordre inique de laisser sans sépulture le corps de son frère défunt) au nom de principes qu’elle estime supérieurs (le respect dû aux morts). Par solidarité familiale, la moderne Antigone de Sophie Deraspe se rebelle contre la condamnation qui pèse sur Polynice son frère – la déportation en Algérie – l’estimant disproportionnée par rapport au crime commis – l’agression sur le policier qui venait d’abattre Etéocle – quand bien même Polynice avait déjà de lourds antécédents criminels.
Le second n’est pas moins important : Antigone incarne une jeunesse fougueuse en rupture avec les adultes qui font peser sur elle leur joug. Cette rébellion se joue ici via les réseaux sociaux qui instruisent, hors de la cour de justice, son procès en taguant le visage de l’adolescente, en reproduisant son cri (« Mon cœur m’a dit de sauver mon frère »), dans des tons rouge qui sont en passe, depuis "La Casa de Papel", de symboliser à eux seuls l’insoumission à l’ordre social établi.
La décennie noire algérienne, les guerres de gangs à Québec, la politique migratoire canadienne, la protection judiciaire des mineurs, la contestation sociale via les réseaux sociaux : cette "Antigone" brasse bien des sujets. Et on aurait pu lui reprocher d’en brasser trop.
Mais pourtant la barque ne croule pas sous leur poids. "Antigone" réussit à être à la fois d’un élégant classicisme et d’une brûlante actualité. La cause en est en partie involontaire : cette diction québécoise si particulière, à la fois lente et rapide, classique et moderne, cette façon de tordre la langue française, de l’essorer, de la réinventer.
Et enfin il y a l’actrice principale, ses yeux clairs immenses, sa force et sa fragilité combinées. Elle s’appelle Nahéma Ricci. D’origine franco-tunisienne, elle est née à Montréal. J’attends déjà son prochain film.