Quelle année 1954 pour le cinéma Japonais ! Sortent en effet ces chefs d’œuvre que sont le formidable « Les sept samouraïs » de Kurosawa et cet « Intendant Sansho » de Mizoguchi. Inspiré d’une légende populaire, se déroulant dans un Japon médiéval brutal et impitoyable, ce dernier est un grand film social, politique et moral. Social, par la description de la domination d’une classe sur une autre, et de la misère de la population opprimée. Politique, par celle des luttes de pouvoir et des différentes conceptions de l’exercer ; dans ce domaine, si le film peut sembler un peu caricatural au premier abord, il ne l’est pas tant que cela, tant la volonté de bien faire peut être entravée par le système en place et tant elle peut générer de déception. Moral, par le questionnement sur le sens que l’on peut donner à sa vie, et le rôle que l’on peut jouer vis-à-vis des autres, que ce soit dans le dénuement ou en situation de pouvoir. Ces différentes dimensions s’interférant par la place du déterminisme social : dans quelle mesure est-il possible d’être véritablement soi, tant la prégnance de la situation et des conditions de vie pèsent sur nos actes ? Symbole de la difficulté d’affirmer une personnalité face au cours de la vie, Zushio, qui est le personnage central du film, contrairement à ce que le titre pourrait laisser supposer, aura ainsi trois noms successifs, qui correspondent à trois époques de sa vie et à trois statuts sociaux différents. Il parviendra tout de même, après des épreuves terribles, à mettre en application les préceptes humanistes et peut être idéalistes de son père et à recouvrer son vrai nom, celui de son enfance, en retrouvant, dans une dernière scène aussi belle que déchirante, sa vieille mère bafouée, infirme et aveugle.
Ce qui paraît constituer l’art et la force de Mizoguchi, c’est que cette succession de drames et d’atrocités est filmée de façon simple et pudique, avec énormément d’empathie. Le récit très dense et chaotique est mis en scène avec douceur et fluidité ; avec poésie aussi, la nature intervenant souvent comme cadre magique. Ainsi les esclaves libérés qui se livrent à la débauche, au pillage et à la destruction sont filmés en un seul travelling latéral délicat, qui fait ressentir à la fois toute la déception et la compréhension que cette attitude peut inspirer. Ainsi le suicide de Anju, dont on ne voit l’image qu’à travers des frondaisons, et, après une ellipse pudique sur le moment fatal, que les cercles concentriques formés sur l’eau en train de disparaitre...