L’action de L’Âme sœur est difficile à dater. La famille dont il est question vit de l’élevage dans les Alpes suisses. Il y a le père et la mère, déjà âgés, et leurs deux enfants : "le Bouèbe", adolescent sourd et muet, et la bien nommée Belli, jeune femme qui a renoncé à devenir institutrice afin d’aider ses parents. Ils vivent dans les montagnes à l’écart de la civilisation. Ils n’ont ni téléphone, ni électricité. Tout juste utilisent-ils quelques engins à moteur pour le travail de la ferme. Autour d’eux, tout n’est que silence et vallées rocailleuses. Il n’y a guère que les sources qui font entendre leur chant, abreuvant les bassins de leur eau cristalline. Les seuls "voisins", habitant le versant opposé, sont les grands-parents maternels. Ils communiquent avec eux par le biais de jumelles, s’y rendent parfois grâce à un téléphérique hors d’âge. "Tu vis comme au temps des cavernes" dira la mère, un moment, au père de famille. "Et ceux de la plaine disent qu’on y retourne tout droit" lui rétorquera-t-il, mystérieux. En fait, l’histoire se déroule en 1984. Il faudra attendre le milieu du film pour le comprendre, lorsque le Bouèbe, au cours d’un rite hérité du père marquant son passage à l’âge adulte, gravera la date sur le mur qu’il vient de réaliser de ses mains.
Est-ce pour mieux cacher le handicap du Bouèbe que cette famille s’est à ce point coupée du monde ? On pourrait le croire. Mais cette vie en autarcie, dominée par le travail, semble suffire à leur bonheur. Certes, Belli aime parfois s’évader dans la lecture de romans (au grand dam de son père), mais ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est s’occuper de son frère. "Un homme quand il travaille, un enfant quand il joue", dit-elle. Il est vrai que le Bouèbe se montre souvent très immature, dévoilant ainsi les limites de ses facultés intellectuelles. Mais il est hors de question de le placer dans une institution. Le père dit "qu’il aimerait mieux le tuer de ses mains". "Irascible", c’est le nom pour le moins original – mais opportun ? – de cette famille. Pourtant, autre signe manifeste d’isolement, celui-ci est toujours tu, comme s’il était porteur d’une lointaine malédiction. Les croyances sont en effet au cœur de la vie familiale. On y parle volontiers des esprits, on prie pour mieux conjurer le mauvais sort que représente le handicap du Bouèbe.
Le Bouèbe. Quel nom étrange, typique de cette langue rustique dont les singularités, hélas, se heurtent aux limites de la traduction. Et puis il y a les silences, imposés par la présence du Bouèbe mais aussi par une activité familiale focalisée sur le travail. "Cela l’angoisse quand on parle trop", dira Belli à sa grand-mère. Alors, le Bouèbe part s’isoler, jouer seul, comme un enfant innocent, avec le reflet d’un miroir, la lumière du soleil. C’est l’occasion pour lui de produire ses propres images dans des scènes qui permettent de voir ces magnifiques paysages montagneux par le prisme du handicap – ce qui ne manque pas de provoquer les sourires attendris de son entourage, en particulier Belli.
Le tableau familial, au caractère fortement ethnographique, est déjà en lui-même passionnant. Mais il se fait aussi mystique quand il décrit, avec un réalisme frappant, les contours d’une vie quasi monacale où la montagne semble être le refuge à de vieilles croyances. Un élément scénaristique très fort donne encore plus d’ampleur au caractère mystique du récit : le frère et la sœur ont une relation incestueuse. Ainsi cette famille, déjà fragilisée par le handicap du fils, serait-elle frappée de malédiction ? Faut-il voir dans la réalisation de ce tabou, la marque d’une punition, contenue dans ce nom de famille que nul ne peut prononcer ? Et si c’est le cas, serait-ce pour châtier des parents qui se seront par trop détournés de la présence des hommes, condamnant dans le même temps des enfants qui n’ont d’autres horizons que les hauts sommets qui les entourent, qui les privent de l’altérité et les poussent à commettre l’irréparable ? Les questions restent en suspens, et c’est comme si la montagne renfermait en elle-même ce lourd secret, comme hérité du fond des âges, que se transmettraient les générations pour mieux s’apprendre à exister sur ces reliefs qui isolent à tel point qu’on en perdrait la raison. Ce film magnifique a la puissance du conte.