« On ne naît pas femme, on le devient. »
Il m’a fallu longtemps pour comprendre cette maxime de Simone de Beauvoir et réaliser le combat qu’a dû mener ma grand-mère Caroline pour exister. Il m’a fallu longtemps pour réaliser qu’il en va de même pour la gent masculine: je ne suis pas né homme, je le suis devenu.
Selon des préceptes savamment entretenus par nos lois et nos coutumes judéo-chrétiennes, comme l’écrasante majorité des garçons, j’ai été formaté hétérosexuel, j’ai intégré le discours homophobe et le comportement machiste de rigueur pour jouer mon rôle de représentant du «sexe fort». Jusqu’à ce que je me rende compte que j’étais homosexuel et que je l’assume. J’ai alors soudain perdu les attributs dema supposée virilité, je suis tombé dans la catégorie des faibles, des femmes, des pédés. Et j’ai dû me poser des questions sur le système de valeurs qui nous façonne, garçons et filles.
Au-delà des différences biologiques, quelles composantes culturelles, quelles injonctions sociales sont assignées aux genres masculin et féminin ? Quelles obligations comportementales, quels codes gouvernent nos apparences et nos manières ? Quels ressorts se cachent derrière la séparation des sexes ? Quelle influence exerce cette séparation sur les rapports que nous entretenons avec l’autre sexe ? Et quelles conséquences si l’on ne se conforme pas aux règles établies ?
MADAME pose ces questions à la lumière des tournants biographiques des deux protagonistes. Double autoportrait d’une femme excentrique au destin poignant et de son petit-fils réalisateur, le film se lit aussi comme une étude tragicomique où se dessine en toile de fond une réflexion sur la condition féminine, le système patriarcal ainsi que la construction et la transmission de l’identité de genre.
Stéphane Riethauser est né en 1972 à Genève. Il obtient une licence en droit à l’Université de Genève. Enseignant, activiste gay, photographe, journaliste, traducteur, réalisateur, il est également l’auteur de "A visage découvert", un recueil de portraits photographiques sur le coming out (Ed.Slatkine, 2000) ainsi que de nombreux reportages pour la RTS (2003-2008). Depuis 2009, il vit et travaille entre Genève et Berlin en tant que réalisateur et producteur indépendant sous la bannière de sa société Lambda Prod.
Madame nous plonge dans l’intimité de la relation entre Caroline, une grand-mère au caractère flamboyant, et son petit-fils cinéaste Stéphane, en explorant le développement et la transmission de l’identité de genre dans un monde patriarcal a priori hostile à la différence.
Promise à une vie domestique dans les années 1920, Caroline parvient à sublimer sa condition de fille d’immigrés italiens et se sortir des griffes d’un mariage forcé, pour finalement s’imposer avec brio comme femme d’affaires dans un monde régi par les hommes. En miroir, les doutes et les mensonges de Stéphane, qui s’efforce de jouer son rôle de petit-fils modèle d’une famille de la bourgeoisie de Genève, jusqu’au jour où il fait voler en éclats les règles de son milieu en affirmant son homosexualité et part en croisade contre l’homophobie et le sexisme.
Saga familiale basée sur des images d’archives privées qui s’étalent sur trois générations, Madame crée un dialogue - à la fois réel et fictif-entre cette figure tutélaire matriarcale et son petit-fils gay, lors duquel les tabous de la sexualité et du genre sont remis en question.
Dans le film, le spectateur ressent un amour très profond entre Stephane Riethauser et sa grand-mère, qui relève presque de l’ordre d’un amour sentimental. Le réalisateur explique :
"Parfois il y a les liens du sang, qu’on ne choisit pas et il y a des gens qui sont faits du même bois. Ma grand-mère et moi, je pense qu’on a été faits du même bois. Elle m’a transmis la curiosité. Je me souviens, quand j’étais petit garçon, on se promenait dans la rue et elle pointait du doigt les vitrines « lève la tête Stéphane, regarde l’architecture !». Elle avait ce sens de l’observation. Avec elle, je ne jouais pas, jamais. On ne jouait pas à des jeux de société, elle ne perdait pas son temps. On apprenait les choses. Il fallait toujours apprendre, il fallait toujours qu’elle nous enseigne quelque chose. Mais en même temps, avec le saut d’une génération, je pense que ses attentes à elle d’une manière générale sont peut-être un peu moins fortes que celles des parents. Surtout du point de vue du petit-fils que j’étais, avec sa grand-mère on a peut-être l’impression d’être un peu plus libre. En l’occurrence, elle me mettait une certaine pression, je ne devais pas lui montrer mon carnet mais elle suivait ma carrière de près si je n’étais pas impeccable, si j’avais pas la bonne coupe de cheveux, si j’avais pas des bonnes notes, elle me remettait tout de suite à l’ordre, si j’avais pas répéter mon piano. Mais c’était une grand-mère aimante et qui avait le sens de l’humour. Finalement, la vie était un jeu pour elle et ça c’est vrai, c’était quelque chose de très fort dans notre relation et je crois qu’elle m’a transmis ça aussi. On peut jouer de tout, tout en étant très sérieux dans ses entreprises et dans son travail."
Avant de s'appeler Madame, le documentaire se nommait "Terre Sauvage" pendant plus de trois ans. Il s'agissait du nom de la propriété de la grand-mère de Stephane Riethauser, qu'elle détenait sur la Côte d’Azur. Mais comme ce titre sonnait un peu trop "documentaire environnemental", le cinéaste l'a changé. Il confie :
"Roini, la gouvernante de ma grand-mère l’appelait « Madame ». Et quand elle était un personnage du film, c’est le titre qui m’est venu. Le titre « Madame », si on veut traiter de la question du genre, c’est plus tranchant. C’est aussi mon rapport aux femmes en général, et c’est cette identité masculine lors de l’adolescence que j’ai construite - j’ai l’impression comme la majorité des adolescents - contre l’identité féminine : « Je suis un homme parce que je ne suis pas une gonzesse, parce que je ne suis pas une tapette ». En évacuant tout ce qui était féminin, on se concentre sur une forme de virilité un peu étroite et un peu sotte, et j’ai l’impression que c’est encore une idée sur laquelle beaucoup d’adolescents construisent leur identité masculine aujourd’hui - je parle des garçons. Du coup c’est mon rapport aux femmes dans le film, et à la féminité en général. Ma grand-mère, c’était aussi « Ma Dame », ma dame à moi."
Madame comporte des matériaux très variés : de la photographie, des dessins, des images numériques, d’autres en Super 8, le journal intime de Stephane Riethauser dont il filme les lignes, etc. Le cinéaste raconte :
"Cette extrême fluidité dans leurs usage est une des plus grandes réussites du film. Comment as-tu trouvé la logique pour coudre tout cela ensemble ? C’était un grand défi. Ça m’a pris à peu près 5 ans, depuis l’ouverture du premier cahier de notes jusqu’à la finition du film. Ce n’était pas 5 ans de travail à plein temps mais c’est un long processus, mon équipe m’as beaucoup aidé là-dessus. Il a fallu amputer certains moments de ma biographie qui moi me paraissaient importants pour que le film trouve une sorte d’équilibre et de fluidité. Il y avait aussi des interviews de mes parents, de mon frère qui ont disparu de la narration. Il y avait la gouvernante Sri-lankaise de ma grand-mère, Roini, que j’ai beaucoup interviewé, c’était même un des personnages principaux. Mais nous l’avons coupée du film, ça m’as fait mal au cœur. En salle de montage, on dit souvent « Kill your darlings », tuez vos chéris. Ça veut dire que même pour une séquence que vous aimez bien, il faut lui couper la gorge et on se rend compte que le film fonctionne mieux."