Dans le sillon des polars transgressifs, James Gray a fait du chemin depuis son fabuleux « Little Odessa ». Et comme de nombreux cinéastes, il parvient à injecter de sa personne et de son histoire dans ce qu’il touche, ce qu’il transforme, ce qu’il transcende. Arrivé à un point culminant de sa carrière, les questions introspectives le préoccupent et quoi de mieux que de le partager sur le grand écran. Après les sensationnels « The Lost City of Z » et « Ad Astra », le cinéaste du Queens revient sur ses terres de son enfance, pour y retrouver le foyer de ses souvenirs, tout comme ses méandres, au sein de sa famille ou sur les bancs d’école. Ce retour bouleversant en compétition sur la Croisette constitue plus qu’un simple aparté dans sa filmographie, car ce film ne prend pas de pincettes afin d’ériger le portrait d’une Amérique malade, incapable d’offrir l’émancipation à sa jeunesse ou ne serait-ce qu’un peu d’espoir aux plus démunis, face à tout un tas d’injustice.
L’ombre de Ronald Regean planait en cet automne 1980 et c’est dans ce même climat, où la flore s’éparpille pour hiberner, que Gray nous invite dans une semi-autobiographie très convaincante, sur une perte de l’innocence, au prix d’une délivrance douloureuse. Ce monde est donc vu à travers les yeux du jeune Paul (Banks Repeta), dont la vivacité va de pair avec ses âneries, à en faire perdre la tête à sa mère (Anne Hathaway) et à en rendre furieux son père (Jeremy Strong). Si cet élan est essentiellement inhibé par la générosité de son grand-père (Anthony Hopkins), il viendra un temps où le garçon sera livré à lui-même. C’est d’ailleurs ce qui va captiver le spectateur, venu par curiosité ou pour se livrer à une leçon d’introspective similaire à son auteur, toujours adroit de sa caméra et d’une mise en scène sidérante, lorsqu’il s’agit d’en établir un portait familiale, sur fond bouillonnant d’un dîner des plus animés.
La patine de son image le rapproche de ses inspirations européennes et il fallait évidemment un grand Darius Khondji pour sublimer la photographie, de jour comme de nuit. Le cinéaste joue ainsi sur un court segment de sa vie, mais qui a tout pour constituer un cycle à part entière sur son émancipation, par la réflexion artistique. Le film n’y mettra pas non plus les deux pieds dedans, mais aura au moins la délicatesse de nous suggérer un avant-goût essentiel pour comprendre l’ampleur de l’intensité émotionnelle que capture Gray dans sa bobine. La vie est éphémère, son œuvre l’est également, mais sa mémoire semble éternelle et à toute épreuve des conventions qu’exigerait un drame de cette envergure. Nous sommes constamment situés entre les faits et le fantasme d’une époque sombre, ponctué par sa violence discriminatoire, qui atteint Paul au plus profond de son âme. Le deuil appelle par extension une renaissance, qui tranche avec le monde qu’ont connu les aînés de Paul, où la condition sociale et raciale entretient cette naïveté au cœur de l’enfant, qui ne rêve que de tutoyer les étoiles et d’effacer les frontières.
« Armageddon Time » conte avec justesse, cette naïveté de l’adolescente comme un acte de rébellion et c’est tout simplement bouleversant. Gray n’oublie pas pour autant son rapport difficile qu’il a avec la paternité, souvent distant et brutal avec ce dernier, mais qui justifie également ce courage qu’il a eu pour s’élever au-dessus des préjugés, de l’autorité et des lois. Ses derniers films ont souvent capitalisé sur cette recherche de l’improbable. Avec cette œuvre des plus personnelles, il arrive à ses fins, avec un recul et une intelligence qu’il est nécessaire de souligner.