Florian Zeller passe derrière la caméra pour adapter sa propre pièce de théâtre et filmer de l’intérieur ce qui nous guette tous, nous qui espérons vivre vieux : la démence sénile. Le sujet n’est pas nouveau, il a déjà fait l’objet de films et de romans. Ce n’est pas le sujet le plus attirant du monde, au contraire. Mettre en image un sujet qui touche douloureusement tant de gens, tant de famille de part le monde, et qui fait si peur, ça donne presque envie d’aller voir ailleurs ! Surtout si on a été confronté à ce genre de chose dans notre famille, si on a vu nos grands parents ne plus être eux même, ne plus nous reconnaitre, encore plus dans ce cas là, « The Father » est pour le spectateur un film douloureux. Mais je me suis fait un peu violence pour aller voir ce film multi oscarisé et dont tant de monde dit tant de bien. Je n’ai pas lu ni vu sa pièce de théâtre, je ne peux donc pas juger la qualité de l’adaptation au regard de l’oeuvre de départ. Mais ce qui frappe très vite le spectateur, c’est que Zeller ne filme pas Alzheimer comme les autres avant lui, au travers du regard désemparé des proches. Non, lui prends le parti de filmer la démence de l’intérieur, par les yeux de son héros, Comment faire passer cette impression terrible de perdre sans cesse tous ses repères ? Zeller a choisi la façon le plus efficace et la plus perturbante : perdre son spectateur dans les méandres de l’esprit malade de son personnage principal. Pour se faire, il change les décors sans cesse, sur des détails (le tableau au mur, les couleurs du carrelage de la cuisine, la vue par la fenêtre), il fait jouer ses personnages par des acteurs différents d’une scène à l’autre, il utilise sans cesse la même pièce musicale mais surtout, il prend les repères temporels et les mélange sans cesse. Les impressions de déjà-vu se répètent, les conversations se répètent, on passe du matin au soir en un clignement d’œil sans comprendre pourquoi : bref, on est dans la tête malade d’Anthony. Je ne sais pas si cela avait déjà été utilisé, mais c’est une méthode très efficace pour permettre au spectateur lambda de toucher du doigt la détresse de celui qui sent bien que quelque chose ne va pas mais qui n’arrive pas bien à mettre le doigt dessus. Il est donc impossible de parler du scénario (le fond) sans parler du travail de réalisateur (la forme) car l’un est au service de l’autre et vice-versa, tout est étroitement imbriqué.
Une fois la séance terminée, on est incapable de dire avec certitude sur combien de temps se déroule l’intrigue (quelques années, quelques semaines ?), de dire avec certitude si tel ou tel personnage était réel ou bien le fruit d’un délire, si une conversation a bien été tenue et quand, si un coup a bien été porté et par qui. La confusion est totale,
le pari de Florian Zeller est tenu : on a compris la maladie de l’intérieur et c’est sacrément flippant ! Pour un premier long métrage, même s’il a choisi de s’auto adapter, c’est quand même un pari audacieux et réussi. Sans en faire des tonnes, sans tomber dans un pathos que je redoutais plus que tout (encore que la scène finale est déchirante et je vous le dis tout net : j’ai craqué et trempé mon masque de larmes !), en nous mettant suffisamment mal à l’aise pour que l’on comprenne bien qu’un esprit malade d’Alzheimer souffre plus qu’on ne le pense. On dit que Alzheimer (le mot n’est jamais prononcé d’ailleurs, comme si au cœur de la maladie il était encore tabou) c’est surtout douloureux pour les proches, mais après avoir vu « The Father » on n’en est plus tout à fait sûr. L’intrigue en elle-même est sans surprise, on n’est pas dans un thriller avec une révélation finale improbable du genre « C’est sa fille qui a monté une machination pour le faire passer pour fou et récupérer le bel appartement ». On sait bien d’emblée comment le film va finir, et c’est aussi douloureux que cela est inévitable. Reste à évoquer le casting et d’abord Olivia Colman. Dans c e rôle de fille courageuse mais désemparée, elle est parfaite. Sa douleur est muette, à part dans quelques scènes très rares, pas de larmes, juste un regard plein d’amour, de détresse et de lassitude entremêlés. Elle tâche de s’occuper de son père sans l’infantiliser, en prenant sa douleur sur elle pour ne pas lui rappeler (ou plutôt lui apprendre) tous les jours la mort précoce de sa fille cadette et préférée. Elle encaisse les sauts d’humeur et les propos sans filtre d’un père qui ne réfléchi plus avant de parler, on sent que sa vie est « entre parenthèse »
(elle y a peut-être laissé son mariage)
et que cela ne peut plus continuer ou bien, elle aussi, va y laisser aussi sa raison. Et puis il y a Anthony Hopkins, oscarisé pour l’occasion dans un rôle d’un homme malade, un homme perdu dans son propre appartement, dans son propre esprit, dans ses propres souvenirs qui se mélangent. C’est un immense acteur au service d’un rôle immensément et banalement tragique, il est déchirant même si par moment, dans sa démence, il peut presque faire peur.
La scène finale, où il redevient un enfant et réclame sa mère, est un coup de grâce pour le spectateur, je vous l’assure.
« The Father » est un film qui peut raisonner en chacun de nous, qui peut se targuer de ne jamais avoir été touché et ne sera jamais touché par cette maladie abominable ? Au travers du personnage d’Anthony, c’est notre grand-père que l’on voit, c’est dans son esprit défaillant que l’on entre, et c’est un voyage sans retour, un voyage terrifiant.