En 2009, Amin Sidi-Boumedine a eu une idée de court métrage qui correspond à la fin d’Abou Leila : l'histoire d'un homme qui va dans le désert, est recueilli par des Touaregs et tue un guépard. "En 2013, j'ai fait une première ébauche du scénario que j'ai repris plus méthodiquement en 2014. La genèse du film s'est étalée sur dix ans", se rappelle le metteur en scène.
Un carton indique que l'action d'Abou Leila se situe au cœur des années noires de la guerre civile algérienne, au milieu des années 1990. Il s'agit du seul marqueur temporel concret du film. Amin Sidi-Boumedine explique : "Je pense que les films essayant d’expliquer les fondements politiques et sociaux du terrorisme algérien sont quasi voués à l'échec car le sujet est bien trop vaste et trop complexe pour être décortiqué en deux heures. Pour moi, les fondements universels de la violence sont bien plus intéressants à explorer, et c’est également une façon de parler de ce que je connais en restant moi-même, à savoir, à cette époque, un adolescent ayant accumulé beaucoup de peur et de mélancolie en lui."
Abou Leila se déroule plus précisément en 1994, une année décisive dans le déroulement de la « décennie noire » algérienne car c’est là que se sont intensifiés les attentats et les meurtres d’intellectuels (comme le montre la première scène du film).
"C’est aussi l’intensification de la lutte anti-terroriste avec le déploiement de commandos spécialement entraînés, ainsi que la multiplication d’assassinats de policiers de patrouille, dans le but de leur subtiliser leurs armes. Ces éléments se retrouvent dans le film à travers les personnages et nombre de détails comme par exemple la place importante qu’occupe le pistolet de Lotfi dans le récit. 1994, même si le terrorisme a réellement débuté en 1992, symbolise souvent à elle seule ces dix années de guerre civile. C’est donc une période idéale où situer le mal-être des personnages, et le début d’un traumatisme plus général qui s’installera durablement dans la société algérienne - les policiers qui n’ont jamais été pris en charge psychologiquement deviennent ainsi le symbole d’un mal toujours vivace plus de 25 ans après les faits", précise Amin Sidi-Boumedine.
Le film est présenté à la Semaine Internationale de la Critique au Festival de Cannes 2019.
Abou Leila prend petit à petit la forme d'un western métaphysique. Amin Sidi-Boumedine confie : "Le film intègre à sa manière, jusqu’à les désamorcer parfois, tous les genres auxquels il se frotte. J’avais surtout besoin d’explorer un être, sa fragilité, ses rêves, ses peurs, qui sont aussi intéressants que ses pulsions de violence. Il y a en effet une volonté de suivre une progression non pas tant narrative que mentale, humaine, émotionnelle, et de faire se confondre le point de vue de « l’histoire » et celui de mes personnages. Mélanger les points de vue sans prévenir le spectateur, ne pas séparer la réalité des idées qu’elle engendre, c’est pour moi la seule façon pour un film d’être autant philosophique que dramatique. Et surréaliste aussi, avec le surgissement de l’irréel et des projections mentales des protagonistes dans la réalité."
Aucun des deux personnages d'Abou Leila ne s'impose réellement comme le personnage principal : ils le sont tour à tour. "Il n’y a pas de personnage principal dans Abou Leila, même si S. est plus présent à l’écran et qu’il est celui autour duquel gravite l’histoire. Lotfi a un rôle tout aussi important et j’aime l’idée de jouer avec ces deux points de vue, auxquels s’ajoute celui de la mise en scène. Ils sont les deux possibilités d’une fragilité égale. Lotfi est tout aussi fragile que S., mais il a su, grâce à une personnalité solide, se le cacher. Et d’instinct, il sait que S. est sa dernière chance de retrouver une certaine humanité", raconte Amin Sidi-Boumedine.
Abou Leila a été tourné au nord du désert du Sahara puis au centre de l'Algérie, pour finir à Djanet, dans le Sud du pays, à proximité de la frontière libyenne. "On a tourné une semaine là-bas, en plein désert, au mois de novembre car il ne fait pas trop chaud et que la lumière est belle en cette saison", se souvient Amin Sidi-Boumedine.
Amin Sidi-Boumedine voulait absolument éviter le piège du film contemplatif dans le désert en restant proche des personnages. "Le désert est plus ici un contexte. Il a deux fonctions. D’abord, il est là pour étayer une thèse du film. Si on extirpe la violence de son contexte originel, continue-t-elle de s'exprimer ou pas ? Autrement dit, cette violence a-t-elle besoin de son objet ? Ce qui m'intéresse, c'est l'origine de la violence et non son objet. Le désert - et c'est là sa deuxième fonction - permet de se retrouver seul, face à soi-même. Plus le film s'enfonce dans le désert, plus l'inconscient de S. prend le dessus. La frontière entre réalité et hallucinations s'estompe. Son inconscient envahit tout, y compris l'écran et le film lui-même", explique le metteur en scène.
Le travail sonore, effectué par le monteur son Nessim El Mounabbih et l'ingénieur son Benjamin Lecuyer, est très immersif : il plonge le spectateur dans la tête de S. et se compose de plusieurs strates. "Le bruit récurrent du crépitement, qui marque la transition entre le réel et le fantasme, m'a été inspiré par Belle de jour de Luis Buñuel. J'adore cette idée d'éveiller l'inconscient avec un son récurrent, qui fonctionne comme signal déclencheur du fantasme et de l'hallucination. Tous les sons qu'on entend sont dans la tête du personnage. Pour la scène où les villageois entourent la voiture avec S. à l'intérieur, il fallait qu'on trouve des sons oppressants, car S. se sent oppressé par un pays entier. Pour retranscrire sa paranoïa, on a amplifié le son des mains qui se posent sur la voiture. On a même ajouté des sons subliminaux comme des voix de Lotfi qu'on a complètement retravaillées et déformées, elles sont à peine audibles mais elles agissent comme des réminiscences dans la tête de S.", se rappelle Amin Sidi-Boumedine.