Tout a été dit à propos du film de Ladj Ly, coup de poing, dynamite visuelle, suffocation respiratoire, renouveau du film de banlieue, dans une superlativisation qui pourrait paraître suspecte au premier abord. Et puis non, au fil des séquences, le doute disparaît, les tripes se nouent, le cœur se resserre, l'esprit s'affole, le frisson gagne, pris d'un vertige face au gouffre de l'explosion finale.
Ce voyage au bout de l'enfer laisse pantois et désamorce toute tentative d'analyse immédiate, dépassés que nous sommes, à l'instar du jeune flic impétrant et de ses collègues de la Bac, par l'engrenage des évènements alors que la dernière ressource des policiers est de feindre qu'ils en sont les organisateurs. Le film démarre dès la première image dans ce qui nourrira de façon emblématique la suite de la narration, à savoir le panoptisme généralisé. Un drone survole les barres d'une cité, plonge au cœur de cette banlieue par effraction, presque à la façon d'un viol, en s'attardant de manière voyeuriste devant des fenêtres derrière lesquelles se meuvent des femmes dans leur quotidien. Le ton est donné : voir à distance sans être vu, capter la vie par images dérobées et interposées, se servir desdites images comme armes de jouissance et/ou de combat. On se croirait dans Fenêtre sur cour, mais très vite le retour au sol s'amorce et l'œil qui regarde change de nature. La cellule photo-électrique qui va saisir la lumière et fixer les instants de vie de cette banlieue se trouve être une voiture de police banalisée, sorte de caméra obscura que l'on suivra dans un vaste panoramique des différentes communautés constitutives de la géographie sociale et ethnographique de la cité. État des lieux, mais aussi état des liens qui régissent les différentes interactions entre les groupes en présence : infusion du religieux par les islamistes barbus, territorialisation mafieuse dont l'ordre et la régulation sont opérés par un parrain noir plus bête que méchant, communautarisme aux relents salafistes dont le cœur battant est un café dont les femmes semblent exclues, population gitane musculeuse faisant son "cirque" à propos d'un lionceau volé, jeunesse désœuvrée tour à tour guetteuse, basketteuse, joueuse parmi les détritus avant de terminer meurtrière et haineuse. Tout ce petit monde est vu à travers les yeux de trois policiers, renards dans cette basse-cour, prédateurs qui finiront prédatés, dont l'un est suradapté à ce milieu hostile en pratiquant l'invective agressive et machiste, le deuxième lâchement complice des excès du premier et le troisième, nouveau venu, témoin atterré et littéralement sidéré par le cynisme et l'engeance de ses deux collègues.
Mais l'engrenage est fatal, au sens de la fatalité, car la violence, si elle surgit de partout, n'a pas d'autre alternative que de se reproduire dans un mouvement perpétuel. Tous coupables et tous innocents, serait-on tenté de dire alors que Ladj Ly ne prend jamais parti. Il montre sans accuser, alors que les protagonistes du film accusent parfois sans montrer (voir la séquence avec les filles à l'arrêt du bus) ou montrent pour accuser (la vidéo de la bavure ). Qui, de l'œuf ou de la poule, a fait naître le chaos ? Comment retracer la généalogie de tous ces désordres ? Aucune réponse n'est apportée, seul demeure l'énoncé des faits, et les faits sont têtus, voire meurtriers.
Document ethnographique, enquête chez les affreux, rapport circonstancié sur les territoires perdus de la République, le film est un peu tout cela à la fois. Ladj Ly serait-il le Jean Rouch des banlieues ? Si La haine, de Kassowitz, se terminait par le bruit d'une déflagration qui présageait du pire, Les misérables s'achève sur un fondu au noir dont on ne sait trop s'il est annonciateur d'une guerre à venir ou d'un retour à une raison plus pacifique. La question reste d'actualité pour nos banlieues françaises.