Rodrigo Sorogoyen m'avait habitué à des polars nerveux réussis (Que dios nos perdone, El Reino) si bien que l'annonce de la sortie de ce film m'a quelque peu surpris. Heureusement, à l'arrivée, la qualité est toujours de mise et je me demande même si ce n'est pas mon film préféré de ce cinéaste. Le film est clairement construit autour de deux plans séquences remarquables faits de bruit, de fureur et où on retrouve la nervosité de la mise en scène du réalisateur. Le premier plan séquence introduit le film et se situe tout bêtement dans un appartement. Cette scène d'introduction dure une dizaine de minutes et suit une mère marcher dans son appartement avec son fils au téléphone. Sorogoyen laisse en hors champ le drame qui se produit et convoque l'imagination de l'héroïne et du spectateur pour comprendre ce qui se déroule à l'autre bout du fil. La tension grimpe par phases de manière brusque, le réalisateur jouant diablement bien avec le son et captant l'errance de cette mère éprise de hantise et d'espoir. L'horreur de ce qui se passe hors de l'image donne des frissons assez sensationnels et fait verser quelques larmes lors du dénouement terrible de la scène. Sorogoyen réutilise sa mise en scène énervée et opte pour un long plan séquence lors d'une scène de dîner où Elena s'invite, pensant que le jeune adolescent épris d'elle est en danger. Cette scène témoigne de tout le tragique du film, ici représenté par la tension et la violence sourdes puis audibles des sentiments. La peur de perdre à nouveau un enfant qui lui est cher, de ne pas arriver à temps, que le fil du téléphone coupe de nouveau et que l'atroce se produise, est si prégnante qu'elle se communique littéralement au spectateur.
Sorogoyen filme donc sur le mode home invasion une scène de thriller qui met à bout de souffle les personnages et le spectateur et qui repose sur l’ambiguïté générale du long métrage. En effet, Sorogoyen peut se vanter de signer un film terriblement ambigu sur de nombreux points. Tout d'abord, le personnage d'Elena apparaît dix ans plus tard sur la plage comme un personnage perturbé, qui suit un jeune adolescent jusqu'à chez lui, l'épie, ira même jusqu'à pénétrer dans la maison sans y être conviée. Cette invasion de la vie privée d'un inconnu, le réalisateur laisse le spectateur juger si cela est immoral ou non car, dans l'autre sens, le jeune Jean va clairement draguer cette femme plus âgée qui pourrait être sa mère. Le comportement des deux protagonistes est dur à expliquer mais le film nous le fait l'accepter. La relation qui se noue entre cette mère endeuillée et cet adolescent lumineux fait des ravages : elle dérange par rapport à la différence d'âge, par rapport à la volonté des deux intéressés, leur différence d'affection l'un pour l'autre. Le réalisateur frustre le spectateur, qui veut que les deux protagonistes s'avouent les raisons de leurs ballades ensemble, de l'affection qu'ils éprouvent mutuellement.
Sorogoyen signe malgré tout une relation intense et magnifique, esquivant toute perversité, toute allusion à l'inceste pour mieux capter ces deux âmes solitaires qui se rencontrent, s'éveillent et s'apaisent. En effet, petit à petit, Elena prend son envol, recherche les sensations, s'éveille à un nouveau monde, rattrapage en quelque sorte sa jeunesse qui lui a été volée. Elle séduit autant qu'elle est séduite, elle prend des risques qu'on peut lui reprocher. Elle est à la fois insouciante et lucide, irrationnelle et consciente de ce qui se passe entre elle et Jean. Sorogoyen instaure de manière assez magique et délicate un vrai suspense, une tension entre tous les personnages (l'amant d'Elena, la famille et les amis de Jean, les collègues d'Elena). La rencontre d'Elena avec la mère de Jean est brève, dure juste ce qu'il faut. Si la relation peut paraître incroyable, toutes les scènes sonnent vrai. Il y a une vraie justesse des situations car les personnages sont troubles et passionnants à découvrir. Ils bénéficient de l'interprétation remarquable de Marta Nieto, de quasiment tous les plans, dont le visage vous déchire et capable de rendre l'insaisissable émouvant, mais aussi de Jules Porier, angélique, fougueux, libre.
Sorogoyen, débarrassé d'un scénario trop écrit et trop rempli, se laisse captiver par les errements des deux protagonistes. Il opte pour de longs plans larges sur la plage qui sont assez éblouissants, le réalisateur maîtrisant très bien la profondeur de champ. Puis sa mise en scène et surtout sa caméra adopte le mouvement de vagues qui poursuivent l'héroïne où qu'elle aille. Cette utilisation de la steadycam est grandiose : Sorogoyen rapproche la caméra de son héroïne puis s'en éloigne avec une fluidité exceptionnelle. Il filme essentiellement de nuit ou lors de jours gris, captant cette lumière propre à la fin d'été sur la côte Atlantique avec une tempête qui gronde avant de se déchaîner lors de la dernière partie du film. Cela permet également de semer le doute : ciel et mer se confondent magistralement. La beauté du film réside dans l'entreprise du deuil qu'effectue Elena. Elle retrouve son ancien époux, le mari de son défunt fils, et la caméra se veut mystérieuse, faite de clair obscur saisissant. La résolution de l'intrigue, belle mais amère, est somme toute logique et humaine. Sorogoyen se réinvente donc en maître des émotions, avec une mise en scène organique et minérale, un ton sobre et un sujet rongé à l'os sans sous intrigues ou personnages secondaires pas évidents à gérer.