Premier western du réalisateur Howard Hawks, déjà connu du public pour avoir offert un hommage aux pionniers de l’aéropostale à travers Seuls les anges ont des ailes, blockbuster de l’année 1939, La Rivière rouge s’inscrit dans la lignée des films du genre où le bétail est au cœur de toutes les intrigues (pensons notamment aux Conquérants de Michael Curtiz, près de 10 ans plus tôt).
Bien que La Rivière rouge ne soit pas la première incursion d’Hawks dans le registre western, ce long-métrage est tout de même considéré comme étant le premier du genre dans sa filmographie. Certes, Howard Hawks a déjà participé à la coréalisation du Banni, avec Howard Hughes, mais la tournure qu’était en train de prendre l’intrigue et le montage lui ont tant déplu que le cinéaste a quitté le projet avant la fin, ce qui a contribué à brouiller définitivement les deux hommes. Mais Hawks eut raison, puisque Le Banni reçu un accueil désastreux et fut descendu par les critiques, notamment par Jean-Louis Rieupeyrout, qui qualifie le long-métrage de « faux western intelligent » dans son ouvrage de référence La grande aventure du western : du Far West à Hollywood, 1894-1963. Cette rancune persista si bien que la sortie en salles de La Rivière rouge fut ralentie par Hughes, qui accusa Hawks d’avoir plagié Le Banni, en vain, puisqu’il suffit de l’intervention de John Wayne en personne pour calmer les ardeurs du premier.
Après le succès du film noir Le Grand Sommeil (1946), réunissant le couple de légendes formé par Humphrey Bogart et Lauren Bacall, Howard Hawks, qui a d’ailleurs permis de faire connaître cette dernière, cherche à profiter de l’intégralité des bénéfices et revenus de son triomphe en s’émancipant des studios pour lesquels il est engagé. C’est ainsi que voit le jour, l’année suivante, en 1947, son propre studio de production, Monterey Productions. Sorti en 1948 mais tourné en 1946, La Rivière rouge est donc le premier long-métrage produit par cette nouvelle entité. Mais les tumultes financiers et environnementaux auxquels le réalisateur doit faire face lors du tournage (explosion du budget et intempéries) le désintéressent de cette expérience individuelle, si bien que ses futures productions naissent, pour la plupart, avec l’appui des grands studios hollywoodiens (la Warner et Paramount notamment).
La Rivière rouge est une libre adaptation du roman Blazing Guns on the Chisholm Trail, de Borden Chase. Hawks, convaincu par les connaissances de l’auteur sur le Grand Ouest américain, décide d’ailleurs de l’engager pour l’écriture de son film, ce que le romancier accepte. C’est le début d’une prestigieuse contribution scénaristique dans le western, puisque Borden Chase est plus tard connu pour l’écriture de fameux films du genre : Winchester 73 (1950), Les Affameurs (1952), Vera Cruz (1954) et Je suis un aventurier (1954). Mais son association avec Hawks se passe mal, l’auteur n’acceptant aucune modification de son texte. Les désaccords entre Hawks et Chase furent si vifs qu’à la sortie du film, le second n’hésite pas à s’attaquer à la conclusion en happy end du premier, bien différente de celle qui figure dans son texte original. En effet, là où Borden Chase fait mourir Dunson, Hawks refuse de voir succomber l’un de ses héros afin que les spectateurs sortent heureux de la salle. Face à ce clivage, le réalisateur décide donc de faire appel à un scénariste débutant, Charles Schnee, dont la suite de la carrière, au même titre que Borden Chase, offrira quelques pépites cinématographiques, dont Convoi de femmes (1951).
Le roman de départ est sur des faits historiques. Pendant la guerre de Sécession, la majorité des cow-boys texans s’étant enrôlée, le bétail négligé et livré à lui-même s’était accru plus que d’ordinaire et était estimé à plus de 5 millions de têtes à la fin du conflit. Les « carpetbaggers » ayant ruiné le pays et s’étant tout approprié, les Sudistes n’avaient plus les moyens de se payer de la viande de bœuf. En revanche, dans le Nord, où les immigrants s’étaient multipliés, on en manquait cruellement. Vers la fin de 1865, un homme nommé Jesse Chilsom partit avec un chariot du Kansas pour se rendre à Fort Worth au Texas, marquant sa route par des monticules de terre, la fameuse « Chilsom trail » du roman de Borden Chase. C’est lui qui apporta dans le même temps aux Texans la nouvelle que le bétail atteignait jusqu’à 50 dollars la tête dans le Nord. La solution était toute trouvée et le récit narrait le destin de deux hommes dont l’importance fut immense pour l’économie et l’histoire de leur pays, ayant ouvert officiellement cette piste pour le bétail après avoir fait franchir la Rivière Rouge à 250 000 têtes en 1866. Pour pouvoir coller le plus étroitement possible à ce récit, il semble évident que Hawks doive sortir des studios pour aller tourner en extérieurs.
Au départ, c’est Gary Cooper qui est pressenti pour incarner le patriarche Dunson, mais la personnalité mégalomane et antipathique du personnage finit par repousser l’acteur soucieux de conserver son image de « bon américain ». John Wayne, alors tenté par la possibilité de diversifier ses rôles et de prouver sa palette de talents, exprime son intérêt et, soutenu par John Ford, obtient le rôle malgré sa crainte de jouer un homme plus âgé que lui. Un défi pourtant réussi, Wayne étant à la hauteur dans la peau de cet éleveur despotique et paranoïaque. La preuve en est : en voyant La Rivière rouge, John Ford, mentor de Wayne, aurait dit à Hawks que jamais il n’avait pensé que le Duke était capable d’autant de complexité dans son jeu.
Le reste de l’équipe est composé de plusieurs seconds rôles que les amateurs de westerns peuvent aisément reconnaitre, dont Walter Brennan, l’éternelle recrue comique de la troupe fordienne qui est ici le pendant humoristique au personnage très dur de John Wayne. L’occasion pour Howard Hawks ne jouer sur le comique de situation qu’il apprécié tant grâce à un gag répétitif tout au long du film. En effet, Brennan se voit obligé de partager son dentier avec un indien tout au long du trajet, celui-ci en ayant gagné la moitié au poker.
En revanche, pour jouer le fils héritier de John Wayne, Hawks recrute un débutant de 25 ans repéré sur la scène de Broadway : Montgomery Clift. En voyant débarquer aux essais cette nouvelle recrue avec sa gueule d'amour, le solide John Wayne ne voyait pas comment le duel entre leur personnage allait être crédible et déclara au réalisateur : « Howard, jamais ça ne va marcher. Jamais ce môme ne pourra se mesurer à moi ! ». Néanmoins, malgré sa retenue dans son tout premier jeu, l’acteur se révèle aux yeux du grand public et lance sa carrière. Dans sa biographie d’Hawks, Todd McCarthy raconte comment le réalisateur, ravi du sérieux avec lequel Clift apprit son métier de cow-boy, lui offrit un vieux chapeau ayant appartenu à Gary Cooper.
On peut d’ailleurs penser que la tension entre John Wayne et Montgomery Clift a probablement servi le film car, comme dans l’intrigue, tout les oppose dans la vraie vie, que ce soit sur le plan politique ou personnel. Il faut dire John Wayne n’appréciait guère l’homosexualité de Montgomery Clift et aurait même tenté de le faire renvoyer. La meilleure scène qui échoit au jeune homme reste un concours de tir entre Matt et Cherry Valance, un pistolero incarné par John Ireland : leurs propos sur la taille et la beauté des armes à feu ont valu à cette séquence de se retrouver en bonne place dans The Celluloid Closet (1995), le documentaire de Rob Epstein et Jeffrey Friedman sur l’homosexualité à Hollywood.
Enfin, le principal personnage féminin, campé par Joanne Dru, qui arrive tardivement au cours de la seconde moitié du film, ne bénéficie pas d’un long temps de présence à l’écran. On retrouvera toutefois l’actrice dans deux futures réalisations de John Ford : La charge héroïque (1949) et Le convoi des braves (1950).
Rarement le protagoniste principal d’un western, qui plus est interprété par John Wayne réputé pour sa droiture et symbole des valeurs traditionnelles américaines, n’aura été aussi impitoyable, cruel, et dangereux. Déjà, dans la première partie du film, Dunson n’hésite pas une seconde à se séparer de sa compagne, il ne se précipite pas au secours du convoi estimant qu’il est déjà trop tard. Cette décision clairement indigne d’un héros, qui plus est westernien, pose d’emblée le portrait de l’homme qu’on découvrira par la suite, celui d’un cow-boy qui ne fait jamais demi-tour. En effet, le personnage de Tom Dunson, à l’exception de quatorze années toutes entières contenues dans une ellipse au cours de laquelle l’homme bâtit son ranch, est animé par un mouvement qui n’accepte ni l’arrêt, le détour ou le retour en arrière. Souverain et implacable, ce mouvement devient même l’emblème marqué sur le bétail de Dunson, un « D » accompagné de deux vagues symbolisant la « Rivière rouge » que le personnage traverse au début du récit.
Devenu gros propriétaire, son entêtement s’est accentué ("change d’avis une fois dans ta vie" lui demandera Groot). Encore plus amer et résolu, il se croit libre d’établir ses propres règles ("La loi c’est moi") et estime que ses décisions doivent être suivies à la lettre. En bref, il ne doit pas montrer de faiblesse quitte à faire fausse route. Sa mégalomanie le fait presque s’ériger en juge divin : à chaque mort entravant son périple, il demande à se charger personnellement de lire les prières. Plus le temps passe, plus il se renferme et se durcit : il refuse même d’avoir le moindre scrupule et s’arroge les pleins pouvoirs de vie et de mort sur ses hommes. Après des journées harassantes, il n’a même pas un mot de félicitation ou de remerciement pour ses hommes, estimant qu’ils ont simplement fait leur boulot.
Divisé en deux temps, le film montre même, dans sa structuration narrative, l’influence de ce mouvement inarrêtable opéré par Dunson : une partie où le convoi avance grâce à la force de sa détermination, et une autre où le groupe, usé et fatigué de l’intransigeance de son maître, s’en débarrasse et continue son chemin avec la peur que le chef déchu ne les rattrape. De fait, même mis sur la touche, le personnage principal n’en demeure pas moins le moteur de l’avancée du récit.
Mais face à ce portrait peu reluisant, on peut aussi se demander si cette force de caractère n’a pas justement permis aux hommes du convoi d’avancer coûte que coûte, et de réaliser un exploit qui n’aurait peut-être pas pu avoir lieu avec un leader faible et hésitant.
Mais si La Rivière rouge est devenu un modèle du western aux yeux de nombreux afficionados, force est de souligner certaines fautes techniques et scénaristiques qui sapent sérieusement l’intention de réalisme presque documentaire.
D’abord, le caractère risible de certains plans montre à quel point nous sommes quand même loin de la maitrise fordienne. Pensons par exemple à la scène d’attaque des Indiens, où la contre-offensive menée par Matthew, successeur de Dunson, ne cache pas un étonnant contraste par rapport aux scènes tournées en extérieur. En effet, la chevauchée des cow-boys pour aller aider le convoi attaqué par les Indiens est, de toute évidence, tournée en studio, comme le montrent quatre plans successifs filmés de biais faisant voir les héros visiblement perchés sur de vulgaires chevaux de bois et se trémoussant pour faire croire à une quelconque cavalcade. Il en va de même pour le départ du convoi donné par des cris d’allégresse poussés par tous les membres de l’expédition, ces cris ayant visiblement été enregistrés dans un studio de quelques mètres carrés, l’écho étant épouvantable et anti-réaliste au possible. Ne parlons même pas des plans serrés sur les visages exaltés des cow-boys qui rappelleraient presque le cinéma soviétique.
Enfin, la plus grosse absurdité scénaristique du film reste sa conclusion, d’ailleurs peu appréciée par l’équipe du film et par l’auteur du roman original, mais voulue par Hawks. L’essentiel de l’intrigue est centré sur les rapports difficiles entre le père et son fils, qui se transforment en un putsch venant du second et une traque sans répit de la part du premier. Leurs relations au départ basées sur l’admiration et la fascination tournent finalement à l’agressivité, à la rébellion, et même au désir de meurtre. Dans cette perspective, l’épilogue en happy end où le père et le fils tombent presque dans les bras l’un de l’autre est très décevante. Cerise sur le gâteau : Tess Millay, jouée par Joanne Dru, qui arrive par quelques mots à apaiser cette tension destructrice en prenant le ton d’une mère qui sermonne ses enfants. Pathétique. A propos de l’actrice, bien qu’elle apparaisse tardivement, son jeu est loin d’être convaincant, en témoigne cette scène où elle se prend une flèche dans l’épaule avec un calme déconcertant. On serait presque tenté de penser que la douleur d’une flèche plantée dans le corps est la même que celle d’une piqure de moustique.
Entreprise démesurée (dans la fiction, plusieurs milliers de bovins font la route, sur le tournage, il y en avait plus de 1 000), comme le sera celle du second western d’Hawks, La Captive aux yeux clairs (1952), cette production de grande ampleur aura finalement coûté 3 millions de dollars, finalement rentabilisé par des recettes encore plus importantes (4,5 millions de dollars).
Histoire d’un conflit de générations, La Rivière rouge (que l’on compare souvent pour son thème aux Révoltés du Bounty) est aussi un western magnifiquement élégiaque qui prend son temps à accompagner la progression de l’énorme troupeau à travers des territoires encore presque vierges. Pour autant, ce long-métrage est loin d’être empreint d’idéalisme, ses moteurs étant l’appât du gain, la vengeance et le désir.
La Rivière Rouge est l’un des premiers westerns qui introduit une bonne dose de psychologie dans une odyssée personnelle pleine de dangers et de tensions. Plus tard, Howard Hawks réalisera deux grands westerns, La Captive aux yeux clairs et Rio Bravo, qui reprend en partie le conflit générationnel au cœur de La Rivière rouge, réussissant ainsi à entrer dans le cercle fermé des cinéastes les plus emblématiques du genre, lui qui a tant admiré John Ford. Mais pour l’instant, l’année 1948 ne voit pas encore en Howard Hawks ce statut prestigieux. Malgré un bon départ, La Rivière rouge manque de rythme et de réalisme, pour se conclure dans un épilogue consternant et absurde. Dommage, car les performances du principal trio d’acteurs sont à la hauteur.