Je cite trop Alphaville dans mes analyses cinéma, & à force j’ai l’impression de le brandir hystériquement comme un repère académicien de fanatique. Imaginez le bien que cela m’a fait de découvrir après avoir vu Calamari Union – qui m’a rappelé Alphaville – qu’Aki Kaurismäki a créé la société de distribution Villealfa en hommage au film de Godard. L’œuvre consiste en effet essentiellement à déguiser Helsinki en Alphaville, se rattachant par hasard au même néo-noir burlesque que Subway de Besson, sorti la même année – le métro tout neuf de la ville & ses stations vides étaient l’endroit parfait pour une fable existentielle.
Essayant constamment d’échapper à lui-même, le film rentre dans ses sujets pour que le spectateur en sorte : film muet russe (l’URSS artistique laisse des traces), jeu vidéo d’arcade, langue anglaise, musique américaine, Kaurismäki nous force à admirer un art extérieur, étranger à son film & presque parasite, nous faisant réclamer l’art propre à lui & non juste un patchwork d’inspirations brutes.
Mais son art consiste justement à questionner la contemplation, car c’est un véritable petit pays des Merveilles qui se compose derrière nos protestations : les quelques amis, tous appelés Frank & déguisés en Abbey Road, continuent de se reconnaître car ils sont des rêveurs qui ne perdent jamais pied dans leur philosophie, même si elle ne les emmène jamais plus loin que le prochain bar, & ils ne connaissent aucun drame : ni la mort ni la trahison n’auront la moindre gravité, & les obstacles seront balayés les uns après les autres par des délits sans conséquences – comme si la ville dormait, & rêvait les Franks. Un doux absurde unique.
Un peu désespéré mais bizarrement sain d’esprit quand même, Calamari Union nous convainc pendant son visionnage qu’il n’y a pas de mauvais idéal. Fantasme de l’inconséquence sociale, il fait poursuivre à ses personnages une destination de conte de fées : le mythique quartier d’Eira, sorte de palais de la Reine blanche au cœur du fantasme, inatteignable quoique tout le monde sait comment y aller, comme si la seule frontière entre Frank & lui était celle du rêve lui-même. Mais… celui des personnages ou de la ville ?
Piégés dans leur labyrinthe mental, les protagonistes sont confinés dans une oisiveté amusante d’où ils ne peuvent sortir qu’avec un fantasme plus grand encore : aller en Estonie dans une barque si précaire qu’elle aurait pu servir à Bergman à quitter Fårö. Qui l’eût cru ? Entre deux beaux monologues & une bonne musique homemade (gérée par un futur groupe tout aussi burlesque), on se dit que finalement, c’est le voyage qui compte. Même à l’arrêt.
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