Avec « Archimède le clochard » réalisé par son plus fidèle réalisateur, Gilles Grangier, Jean Gabin a commencé à roder ses personnages de vieux truands, aigrefins, légionnaires ou commandants en retraite au comportement à mi-chemin entre le grand bourgeois et l’anarchiste incontrôlable qui peupleront toute sa dernière partie de carrière. Pour le plus grand plaisir de ceux qui se délectent des dialogues de Michel Audiard que Gabin maîtrisant sa langue comme personne, échange avec toute la panoplie des grands seconds rôles de l’époque. Pour le plus grand dépit aussi de ceux qui ne pardonnent pas au Gabin d’avant-guerre d’avoir trahi l’image du prolétaire rebelle et symbole du Front Populaire qu’il représentait avant son départ pour Hollywood.
Ces films sont le symbole pour ceux-là de la décadence d’un acteur qui ne sait plus que tourner avec une poignée de réalisateurs à sa botte, lui taillant des rôles sur mesure où son investissement personnel serait réduit à portion congrue. Ce point de vue oublie un peu vite que dans sa période dorée, Gabin avec Julien Duvivier, Jean Renoir, Marcel Carné et Jean Grémillon n’était pas beaucoup plus volage concernant ses collaborations. Déjà très jeune, l’acteur avait besoin d’un cadre rassurant pour livrer le meilleur de lui-même. Dans cette deuxième partie de carrière, les films de très haute tenue n’ont pas manqué, « La vérité sur Bébé Donge », « Touchez- pas au grisbi », « French cancan », « Razzia sur la chnouf », « Voici le temps des assassins », « La traversée de Paris », « Le rouge est mis », « Le désordre et la nuit », « Le Président », « En cas de malheur », « Un singe en hiver », « Le chat ». Une douzaine de réussites majeures pour un acteur soi-disant sur le déclin qui en contenterait beaucoup appartenant aux générations suivantes. Pour ce qui est de cette dizaine de comédies honnies, la comparaison avec ce qui sort sur les écrans actuels dans le genre en question participe à réévaluer les prestations des Gabin, Blier, Frankeur, Marin, Rosay et consorts sous la plume acérée mais jamais vraiment méchante de Michel Audiard.
« Le baron de l’écluse » réalisé par Jean Delannoy arrive après que les deux hommes ont tourné ensemble deux Maigret. Jean Gabin pensant avoir fait le tour du personnage, Jean Delannoy cherche dans l’œuvre de Simenon qu’il apprécie particulièrement une histoire qui pourrait convenir à son acteur. Il tombe sur une nouvelle peu connue nommée « Le baron de l’écluse ». Maurice Druon se charge de l’adapter pour étoffer le rôle du baron désargenté, ancien as de l’aviation reconverti en joueur invétéré, promenant sa faconde et sa réputation tout au long des stations balnéaires où il tente de soutirer à ses anciennes conquêtes quelques subsides lui permettant de se maintenir en équilibre sur un fil dont il confesse lui-même qu’il est de plus en plus fin alors que l’acrobate, lui, est de plus en plus lourd. Les dialogues d’Audiard font merveille pour brosser un portrait haut en couleur du baron Jérôme Napoléon Antoine qui faisant preuve d’une assurance sans limite parviendrait presque à convaincre ses créanciers de le remercier de ne pas les rembourser.
Du grand art assurément qui montre un Gabin au pas certes de plus en plus lourd à seulement 55 ans mais toujours aussi alerte pour débiter ses dialogues et faire jouer les muscles de son visage si expressif. Maurice Druon parfait connaisseur des mœurs de la haute bourgeoisie, en profite pour tirer à boulet rouge sur cette caste qui se pavane sans gêne d’aucune sorte parmi le petit personnel de Deauville qu’elle ne remarque même pas. La deuxième, plus tendre, s’attarde sur un baron qui n’est pas dupe de sa personne et tout-à-fait conscient de l’horloge qui tourne. S’échouer pour un temps sur un quai de la Marne à bord d’un yacht gagné au jeu en compagnie d’une Micheline Presle toujours au sommet de sa beauté marque pour le séducteur vieillissant une période qui s’achève alors que sa belle encore jeune va vite rebondir dans les bras d’un riche viticulteur champenois (Jean Desailly) après s’être fait passée pour la nièce de son ancien amant. Se recaser auprès d’une aubergiste (Blanchette Brunoy) énamourée par la faconde et les belles manières du commandant de bord est un temps envisagé mais dès que la roue tourne, ceux qui ont la vie de bohème ancrée dans le cœur ne peuvent résister à l’appel d’un jour nouveau. Joli film dont l’intrigue n’est certes pas renversante mais qui se tient parfaitement grâce à tous les merveilleux acteurs qui la soutiennent. « C’est bath, les acteurs !! » comme disait Gabin qui savait de quoi il parlait.