Ce film fait partie de ceux qu’on garde en soi longtemps. Un chef d’œuvre assurément, et le jeune réalisateur Kantemir Balagov s’il a obtenu avec lui en 2019 le prix de la mise en scène dans la section « un certain regard », à Cannes, aurait pu obtenir tout autant la palme d’or.
Sans doute peut il désorienter certains spectateurs, tant les situations sont âpres, le climat étouffant. Ce film semble hors du temps dans les choix qu’il fait, tant au niveau de la prise de vue que des dialogues.
L’expressionnisme et le jeu des acteurs nous ramène aux années du cinéma muet. Si le film est sous titré en Français, la narration elle avant tout celle des images, et des scènes, travaillées à l’extrême, autant dans la composition que le choix des couleurs. Le rouge et le vert sont omniprésents. Situées à l’opposé sur le cercle des tonalités, l’une est symboliquement liée à la passion, au sang, et l’autre à l’espoir. Voilà la trame de ce film.
Nous sommes dans l’après guerre, dans Léningrad ravagé, qui se remet du siège. Deux jeunes femmes brisées, aux lourds traumatismes, physiques et mentaux, l’une et l’autre ayant été combattantes, entretiennent une relation étrange, à la fois amoureuse et destructrice, partageant le même appartement communautaire.
Longiligne et blonde, Iya, qu'on surnomme « la girafe » travaille dans un hôpital où sont soignés des anciens combattants blessés. Elle vit sans homme avec le petit Pashka, âgé de trois ans, qu'elle aime beaucoup. Bientôt, la mère de l’enfant, qui est aussi son amie, la rousse Masha, revient du front et elles se retrouvent. Masha n’est pas non plus exempte de traumatismes de guerre. Mais c’est Lya qui est la plus préoccupante. Lunaire, avançant d’une démarche robotique, elle souffre d'un syndrome post-traumatique qui lui occasionne de pénibles crises de tétanie où elle reste figée dans de longues absences.
C’est la scène de départ du film. D’emblée le spectateur est désarçonné par ces scènes, où la folie, la beauté, et l’horreur, semblent se superposer. Les plans sont à la fois cruels, et admirables. Le metteur en scène semble vouloir nous montrer que la beauté initiale des corps ont été souillés par la guerre, et la cruauté des temps, qui les a fanés.
La jeunesse, la tendresse resurgissent par moments avec d’autant plus de puissance. Les peintres utilisent eux aussi ce choix des contrastes pour susciter la lumière. Dans ce huit clos de l’hôpital où la mort est quotidienne, et où le choix de garder une grand invalide de guerre ou non en vie fait peser une charge intolérable sur de pauvres familles, les soignants doivent se battre avec leur éthique et leur conscience.
La direction d’acteur et leur interprétation est éblouissante. Il faut vraiment se pincer pour croire que les deux jeunes femmes éblouissantes de beauté, riant aux éclats, posant lors de la remise des prix au festival de Cannes, sont celles qui donnent leur visage à ce drame.
Viktoria Miroshnichenko ; qui joue le rôle ingrat de « la grande fille » est totalement méconnaissable. Un top modèle qui a joué le rôle d’une Cosette psychotique. C’est le propre des acteurs me direz vous de se transformer, mais il y a là tout le résumé spécifique de ce qu’une guerre, ou un événement terrible peut provoquer chez une personne.
Vasilisa Perelygina est tout autant une formidable Masha. Bien plus petite par la taille, ce couple semblant en dysharmonie compose pourtant une sorte de bunker au malheur du monde. L’envie de cet enfant à refaire, pour installer de force un futur possible, est le grand ressort de leurs actions. C’est ce qui conditionne leur vie, leur trahison, leur capacité de transcendance, et de réconciliation.
Mille références parcourent ce film. Cette grande fille, à le visage de la jeune fille à la perle, cette merveilleuse peinture de Vermeer. Même si elle n’en a que rarement le sourire, celui ci illumine tout autant.
La lumière est celle de ces peintres flamands opposant eux aussi les contrastes. La scène finale rappellera peut être à d’autres cinéphiles celle du « voleur de bicyclette », de Vittorio De Sica, se passant à la même époque, à Rome, autre ville éprouvée par la guerre. . Celle où le père accablé par le malheur, assommé par une journée d’humiliations, après avoir tenté de retrouver sa bicyclette volée en compagnie de son jeune fils, dans les rues de Rome, entend tout à coup des cris venant du fleuve.
Un enfant vient de se noyer. Et tout à coup voilà le père qui cherche son fils, qu’il a laissé filer. Une minute terrible où il est totalement anéanti, par l’appréhension du pire. Puis le voilà qui retrouve son fils...Bonheur immense….. L’essentiel, c’est l’être cher, le miel de la vie. Le reste n’est que secondaire. Alors nous passons de la couleur rouge, qui symbolise le danger et la peur, au vert, qui est celle de l'espoir.
Ce film nous déshabille et nous ramène à l’essentiel, à la capacité de chacun de nous de surmonter des épreuves, qui recomposeront notre rapport au monde.